« La légende officielle limite le combat de libération au seul 1er novembre 1954 » (Christian Phéline, écrivain)
Ayant récemment publié un ouvrage intitulé La Terre, l’Etoile, le Couteau, dans lequel il revient sur la portée historique de la date du 2 août 1936 à Alger, Christian Phéline nous parle de son enquête approfondie qui regroupe trois événements principaux dans la lutte pour l’indépendance nationale. Meeting du Congrès musulman algérien au Stade municipal de Belcourt ; réaction de Messali El Hadj qui proclame que « cette terre n’est pas à vendre », pointant du doigt la politique assimilationiste du Congrès ; assassinat du muphti d’Alger, Benali Amor dit Kahoul.
Vous venez de publier chez Chihab en Algérie et aux éditions du Croquant en France un ouvrage historique dont le titre intrigant, La Terre, l’Etoile, le Couteau, résume tout ce qui, selon vous, s’est joué à Alger en une seule et même journée : le 2 août 1936. Qu’est-ce qui vous a décidé à engager cette longue et minutieuse enquête ?
Je le déplorais depuis longtemps, la mémoire collective algérienne n’accorde guère son importance à cette date pourtant décisive pour tout l’avenir du pays. Et ce qui s’y est passé conservait bien des zones d’ombre. Alors j’ai voulu restituer au plus près le déroulement et la portée pour l’avenir de trois événements qui, en l’espace d’une matinée, s’y rencontrent d’un bout à l’autre de la ville.
Ce matin-là un vaste meeting était convoqué au Stade municipal à Belcourt, où ce qu’on appelait alors le « Congrès musulman algérien » devait rendre compte de ses négociations avec le nouveau gouvernement de Front populaire : avec quelque 15 000 participants c’est alors le plus vaste rassemblement civique de musulmans algériens depuis 1830.
Débarqué le matin même, Messali Hadj, dirigeant à Paris de l’Étoile nord-africaine qui déjà se battait dans l’émigration pour l’indépendance des trois pays du Maghreb, impose par surprise son intervention au meeting : dénonçant la demande assimilationiste du « rattachement à la France » défendue par les dirigeants du Congrès, il reçoit un triomphe lorsque, serrant symboliquement dans sa main une poignée de terre algérienne, il proclame : « Cette terre n’est pas à vendre ! ».
Au même moment ou presque, dans la Basse Casbah, le muphti d’Alger, Benali Amor dit Kahoul, est poignardé en pleine rue de la Lyre. On rappelle alors que ce membre du clergé officiel venait, avec plusieurs de ses collègues, d’adresser à Paris un télégramme tentant de discréditer auprès du gouvernement les délégués du Congrès musulman…
Meeting du Congrès musulman, discours de Messali, assassinat du muphti, quel lien établissez-vous entre ces trois événements ?
Tous trois, illustrent le carrefour des divers chemins politiques qui s’ouvraient alors à l’avenir de l’Algérie.
Comme en témoigne son attaque contre le Congrès, le muphti était l’un de ces notables indigènes civils ou religieux sur lequel le pouvoir colonial s’appuyait pour perpétuer l’ordre en place. L’administration s’empressa d’ailleurs d’imputer sa mort à une « vengeance politique » émanant de la principale figure algéroise du réformisme musulman, le cheikh El-Okbi, et d’un des membres influents du Cercle du Progrès, le négociant Abbas Turqui. Cette accusation provocatrice s’effondrera dans le désastre politico-judiciaire que sera le procès criminel de 1939 – un procès courageusement couvert dans Alger républicain par le tout jeune Albert Camus et dont ces deux accusés sortiront acquittés.
Quant à l’union réalisée par le Congrès musulman entre les réformistes religieux de l’association des Oulémas, présidée par Ben Badis, les notables très francisés de la Fédération des élus musulmans, fondée par le Dr Bendjeloul, et des responsables communistes (Ouzegane…) ou socialistes (Benhadj…), elle s’était nouée sur la base d’une plateforme très large visant à la satisfaction de toutes les revendications culturelles, sociales, économiques ou juridiques tendant vers l’égalité des droits au bénéfice de la population colonisée. Elle tentait cependant de concilier, non sans contradiction, la défense de la langue et de la religion de la communauté musulmane et l’acceptation légitimiste d’un cadre politique respectueux de la souveraineté française.
Dès lors le discours de Messali marque le vrai coup d’envoi politique, en Algérie même et à échelle de masse, de tout le combat indépendantiste, tel qu’il a été porté par la suite par le PPA, puis par le MTLD.
L’accord noué entre au sein du Congrès musulman a servi de base à des négociations avec le gouvernement de Léon Blum. La France s’attendait-elle à une telle union entre des courants idéologiques aussi contradictoires ?
Tel qu’il s’était formé le 7 juin 1936 au cinéma Majestic (aujourd’hui Atlas) à Bab-el-Oued, le Congrès musulman se voulait à la fois un prolongement en Algérie du nouveau rassemblement de Front populaire et un outil de négociation avec le gouvernement issu de sa victoire électorale.
Malgré le respect de la souveraineté française affirmée de manière appuyée par les dirigeants du Congrès, la France coloniale pouvait s’inquiéter de l’ampleur des aspirations au changement que la somme de ses demandes revendicatives pouvait susciter parmi la masse des musulmans. Le nouveau gouvernement sut pourtant faire miroiter assez de promesses (notamment le plan dit « Blum-Viollette » qui aurait instauré quelque 20 000 nouveaux électeurs sans perte de leur statut personnel musulman) pour que ses interlocuteurs y voient un début de prise en compte de leurs revendications.
Attachée au contraire au maintien du plus strict statu quo colonial, l’administration algéroise du « gouvernement général » a sans doute largement encouragé la résistance des parlementaires et maires d’Algérie qui, tous Européens, finiront par avoir raison des velléités de réforme.
Dans l’immédiat cette même administration aura su exploiter avec habileté le meurtre de Kahoul pour faire exploser le Congrès musulman. Après la rupture fracassante de son président, le Dr Bendjelloul, élu de Constantine, qui renvoya dos à dos comme « anti-français » tant Messali que les assassins du muphti, le Congrès musulman perdra peu à peu le pouvoir de mobilisation dont il disposait à travers le front algérien à la fois pluraliste et unitaire qu’il avait réussi à former.
Quant au PPA, dans la suite du discours du 2 août, il déploiera pour la première fois en public le drapeau algérien lors du 14 juillet 1937. Avec l’abandon du plan Viollette auquel toutes les forces politiques du Congrès avaient lié leur destin, il connaîtra, malgré la répression subie par ses dirigeants et les manœuvres de l’administration, une vraie percée aux élections locales de la fin 1937 et de 1939, au détriment notamment du PCA. Ce fut le début de toute l’histoire ultérieure…
Mais le meurtre lui-même ?
Si la thèse de l’administration y dénonçant un complot ourdi par des membres influents des Oulémas n’a pas tenu la route, l’accusation adverse y voyant un meurtre organisé par le gouvernement général lui-même à l’encontre de son principal agent religieux en milieu musulman n’était, à vrai dire, guère plus crédible. Et l’affaire ne s’est guère éclaircie lorsqu’en 1970 un ancien dirigeant du FLN, Mohamed Lebjaoui, a repris publiquement à son compte dans son livre Vérités sur la révolution algérienne l’accusation de départ portée contre El-Okbi.
Après plus de quatre-vingt ans d’une telle opacité, les pièces retrouvées du dossier d’instruction et des documents ou témoignages inédits recueillis à Alger suggéreraient plutôt qu’en l’absence de tout complot ou commandite, ce fut là le geste isolé d’un jeune militant impulsif, couvert ensuite par le silence…
Quelle est la symbolique de cette date du 2 août 1936 dans le combat indépendantiste des Algériens ?
Cette matinée fondatrice reste malheureusement largement méconnue, et lorsqu’on l’évoque, sa signification est trop souvent déformée par des relectures auto-justificatrices.
La légende officielle, quand elle ne se limite pas à faire remonter tout le combat de libération nationale au seul 1er novembre 1954, ne rattache guère cette lutte qu’aux lointains faits d’armes d’Abd-el-Kader ou de l’insurrection de 1871.
Cette vision principalement militariste de l’histoire néglige toute l’expérience politique de mobilisation et d’organisation accumulée par les premières forces d’origine musulmane, à travers les « Jeunes-Algériens » d’avant 1914, autour de l’Emir Khaled après 1919, ou au cours des années 1930. Autant d’apprentissages des pratiques démocratiques pluralistes qui ont pourtant été prolongés par l’UDMA de Ferhat ABBAS jusqu’à son ralliement-dissolution au FLN.
Cette même vision occulte surtout l’alternative stratégique décisive alors ouverte par le courant étoiliste, par rapport à la perspective d’assimilation politique à la cité française dans laquelle tant les Oulémas, que la fédération des élus ou le PCA enfermaient alors leur lutte revendicative.
Car peut-on oublier que l’organisation communiste, défendait l’« Union de l’Algérie avec le peuple de France » et a ouvertement soutenu la dissolution de l’Étoile nord-africaine par le Front populaire, puis l’arrestation des dirigeants du nouveau PPA ?
Et comment souscrire à l’invention récente d’un prétendu courant « badisso-novembriste », pure fiction historique qui tente de repeindre rétrospectivement les Oulémas en source politique première du combat pour l’indépendance ?
Mieux vaut aujourd’hui se rappeler que, face à la faillite des promesses du Front populaire, le PPA a été la seule force politique d’alors à lutter pour un « Parlement Algérien » – plutôt que pour l’obtention de postes de députés à Paris – et pour une « Constituante élue au suffrage universelle sans distinction de race et de religion ».
C’était donner toute sa double portée à l’exigence de souveraineté : l’expression d’un nouveau vouloir national – une future Algérie indépendante ! – mais aussi l’aspiration au plein exercice de la démocratie. C’est aussi aider à concevoir que, mieux que dans un monolithisme autoritaire, un État de droit pourrait fonder l’unité du pays tant sur la volonté du plus grand nombre que sur un respect pluriel des croyances et des opinions…
Mais n’est-ce pas à cette « seconde indépendance » que le pays, fort de toute sa jeunesse, appelle, depuis plus de deux ans, dans sa volonté pacifique de démocratie ?