« Il est impossible de redynamiser le cinéma sans les libertés »( Karim Moussaoui, réalisateur)
Karim Moussaoui, jeune réalisateur au talent fécond, rappelle dans cette interview que le cinéma n’est pas un secteur de « divertissement » comme le conçoivent les différents gouvernements qui se sont succédé en Algérie depuis l’indépendance. En plus de sa contribution considérable à l’économie à travers la création d’emplois et l’exportation de produits cinématographiques, le cinéma prémunit la nation contre les bourrasques d’images provenant de l’étranger et qui, parfois, peuvent avoir un effet pervers. « Quand tu ne fais pas tes propres images, c’est les autres qui se chargent de le faire à ta place, » affirme-t-il.
L’Algérie enregistre un déficit énorme en production cinématographique. Elle est très largement dépendante de l’extérieur en matière de consommation de l’image. En tant que professionnel du métier, comment évaluez-vous ce déficit ?
Ma conviction est qu’un cinéma dynamique ne peut évoluer que dans un climat de totale liberté et de respect de l’ensemble des idéologies qui traversent la société. Il ne peut pas en être autrement. Je serais tenté d’expliquer le déficit dont vous parlez par le fait que la question de la représentation n’a jamais été la priorité pour les gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance. Même si durant les années soixante et soixante-dix on a eu un semblant de projet national qui a inclus le cinéma, l’orientation idéologique de l’époque a muselé la création artistique. Et le cinéma s’est vite essoufflé.
Il est évident que le pouvoir connaît le rôle que peut jouer le cinéma dans l’imaginaire collectif et l’édification de l’État-nation. C’est pourquoi il s’est toujours méfié de ce que la mise en place d’un tel projet peut impliquer. Le cinéma est l’expression du champ des possibles au sein d’une société, il a besoin d’évoluer dans un climat serein et libre. Ce qui ne semble pas arranger nos dirigeants. Il est, par conséquent, impossible de redynamiser le cinéma en dehors de la garantie des libertés.
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À titre d’exemple, si vous imposez à une expression culturelle de s’en tenir aux « constantes », quelles qu’elles soient, elle finit par produire des répétitions de la même image. Ça va, pour caricaturer, de « El Rissala » (qui n’est, certes, pas algérien, mais qui fait partie de notre filmographie) à « L’inspecteur Tahar » (que vous êtes même obligé de censurer à un moment donné), en passant par tous les films relatant la révolution. Mais on ne peut pas répéter ces images, aussi populaires soient elles, ad vitam. On doit tenir compte de l’évolution de la société. Il y a bien eu quelques pépites qui ont échappé au regard inquisiteur. Mais ça reste insuffisant.
En l’absence de débats, de discours contradictoires dans l’image, on échoue fatalement à faire perdurer le cinéma. Les salles sont laissées à l’abandon, le cinéma national devient une coquille vide.
D’un point de vue pragmatique, je pense, par ailleurs, que la plupart des politiques n’arrivent pas à mesurer l’impact économique du secteur. Le cinéma n’est pas seulement un moyen de divertissement, il est aussi un grand pourvoyeur d’emploi. Dans certains pays, il contribue beaucoup plus à l’économie que l’industrie de l’automobile.
Quel impact a la crise de la production cinématographique sur la société algérienne ?
Aujourd’hui, nous subissons les conséquences de l’absence d’une politique culturelle claire. Le peu de films produits ces dernières années sont très peu visibles en Algérie. Ils font généralement l’essentiel de leurs carrières dans des festivals et dans des salles de cinéma à l’étranger. Mais au-delà de l’impossibilité d’avoir une visibilité nationale, leur nombre est insuffisant pour prétendre à un cinéma national. Malheureusement ce vide nous fait entrevoir un enjeu majeur dans chaque nouvelle production étrangère qui parle de nous. C’est ce qui nous rend très irritables quand ces films ne sont pas à la hauteur de nos attentes. Alors qu’ailleurs la profusion des productions fait en sorte que chaque film n’est, en fin de compte, que l’expression d’un point de vue. En Algérie, le cinéma ne joue plus son rôle de miroir de la société. Quand tu ne fais pas tes propres images, c’est les autres qui se chargent de le faire à ta place.
Quels sont les obstacles à l’émergence d’une production cinématographique prolifique et de qualité ? Le manque de scénario, le manque de financement, le manque de liberté de création et d’expression ou le désintérêt du public ou tout ça à la fois ?
Pour relancer le cinéma, il n’y a pas besoin de réinventer l’eau chaude. Les modèles existent. Il faut mener un combat sur plusieurs fronts.
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Celui de la production, en diversifiant les sources de financements. Les fonds publics ne sont pas la seule alternative, le privé peut aussi investir sur des productions financées sur ses fonds propres. Mais cela reste très difficile. Il faut associer des distributeurs ; la participation des télévisions privées devrait être possible. Mais pour cela, il faut pouvoir vendre les films via un circuit de vente qui se base surla chronologie des média afin de permettre de rentabiliser les œuvres. Un film doit d’abord sortir en salle, puis s’en suivra une diffusion sur internet (VOD) et sur les supports physiques tels que les DVD et blu-ray. En fin de parcours, les télévisions pourront le diffuser au bout d’une année ou deux après la première sortie en salle.
L’avantage en Algérie est que nous avons déjà les murs pour remettre en état de marche les salles de cinéma qui doivent pouvoir diffuser plusieurs films en même temps. Il faut des textes de loi clairs. Le privé doit pouvoir investir en ayant la garantie qu’il pourra se procurer des films frais. Ces derniers doivent obtenir des visas d’exploitation dans de courts délais. Sinon quel intérêt de les diffuser en salle quand ils sont déjà piratés et que tout le monde peut les voir sur internet ?
Il faut encourager le travail des distributeurs. Certains films de création (C’est-à-dire, non estampés « grand public ») sont de fait fragiles. Ils doivent pouvoir obtenir des aides de l’État, tant au niveau de la production qu’au niveau de la distribution. Ces films sont peu rentables mais nécessaires. Ils s’adressent à un public restreint et très cinéphile.
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Enfin, la formation est un pôle très important. Nous manquons énormément de techniciens, de réalisateurs et de scénaristes. Une bonne école de cinéma doit pouvoir assurer la formation de base. Ensuite l’expérience professionnelle fera le reste. Dans une dynamique collective de production les choses peuvent aller vite et, au bout de cinq années, on peut espérer une profusion de films algériens.
La majorité des films algériens qui ont réussi à susciter de l’intérêt dans le monde sont coproduits avec des pays étrangers, qui ont généralement une tradition cinématographique importante. La coproduction peut-elle aider l’Algérie à avoir un cinéma de qualité ?
Pour qu’il y ait un cinéma de qualité, il faut qu’on produise beaucoup de films. Pour cela, nous devons faire les réformes nécessaires. Le public et les journalistes seront les seuls à juger ce qui leur est présenté. La coproduction est une des manières parmi d’autres, apprendre des autres, pour rester au fait de ce qui se fait ailleurs. J’ai envie de dire qu’à ce niveau, tout le monde apprend de tout le monde.
Les écoles de cinéma peuvent solliciter des nationaux et des étrangers pour donner des cours ; cela aussi se fait dans la plupart des écoles dans le monde. Le cinéma, comme toutes les disciplines artistiques, a besoin d’ouverture.