Le problème que pose l’islam n’est pas uniquement une question d’interprétation
L’une des idées qui revient très souvent chez les intellectuels musulmans qui veulent se démarquer des fondamentalistes est celle qui nie toute responsabilité aux textes dans les problèmes que pose l’islam dans les sociétés actuelles. Pour eux, ces problèmes sont dus aux interprétations erronées ou médiévales qui n’ont pas évolué.
Ce discours, séduisant pour beaucoup de musulmans, présente le commentaire comme le seul responsable d’un sens dérangeant et nie ainsi au texte son rôle dans le commentaire qu’ils présentent comme totalement dépendant de la subjectivité du commentateur, contrairement aux littéralistes qui nient le rôle du lecteur et croient obtenir un commentaire tout-à-fait objectif.
Or, la pratique herméneutique ou l’acte d’interpréter est un processus intellectuel qui se réalise entre deux acteurs qui sont le lecteur et le texte. Exclure le rôle du texte, revient à dire qu’on est devant un autre texte qui ne peut être qualifié de commentaire. Dans le commentaire, on ne peut certainement pas nier le rôle du lecteur, mais on ne peut pas non plus nier le rôle du texte. Concernant l’islam, croire à une telle idée signifie que ce que les musulmans connaissent de leur religion et pratiquent n’a rien à avoir avec l’islam qui est dans les textes.
En islam, les règles de la charia sont celles qui posent davantage de problèmes. Les premiers juristes ont œuvré à un travail d’interprétation pour mettre en place ce corpus législatif mais ne l’ont pas inventé. L’idée que les textes coraniques ne représentent aucun problème implique que les musulmans doivent, sans se poser aucune question, appliquer leurs recommandations non seulement à l’époque actuelle mais également à celles à venir. Cela revient à dire placer le Coran, encore une fois, en dehors du temps et affirmer ainsi la théorie du Coran incréé. Or, le Coran atteste avoir parlé aux Arabes qui l’ont réceptionné avec le langage qu’ils comprenaient : « Nous n’avons envoyé aucun Messager qui n’ait parlé la langue de son peuple, afin de les éclairer […] », (verset 4 de la sourate 14, Abraham) ; le Coran lui-même affirme que son message s’inscrit dans son époque.
Les néo-islamistes défendent la modernité mais ne veulent rien changer des anciennes règles
Cette position qui considère que seules les mauvaises interprétations posent problème est repandue chez certains musulmans qui se veulent favorables au changement et même à la modernité. Cependant, ils prétendent que tout ce qu’ils revendiquent est issus de l’islam et précisément des textes. Ces modernistes islamiques, dont le nom le plus connu est celui de Mohamed Shahrour (1938-2019) se sont finalement égarés dans des interprétations et contre-interprétations interminables.
Dans la « Déclaration Islamique Universelle des droits de l’homme » de 1981 ou celle de 1990, les droits de tous à l’égalité et la liberté sont rappelés, mais… en précisant toujours que cela doit s’exercer dans les limites de la charia alors que celle-ci est fondée sur le principe de l’inégalité et ne reconnaît aucune liberté à la personne.
Cependant, leur discours a trouvé beaucoup d’échos chez les néo-islamistes. Ils l’utilisent, sans être forcément intéressés par une quelconque réinterprétation, pour se démarquer des islamistes traditionalistes tout en ayant le même objectif : construire un État soumis aux règles de la charia. Pour rassurer les musulmans épris de changement, ils leur répètent qu’il « faut avoir peur des mauvaises interprétations de l’islam, mais pas de l’islam en lui-même ».
Ainsi, si les néo-islamistes prétendent être pour la démocratie et même pour l’égalité et la liberté, cela n’est pas suffisant pour les considérer comme des modernistes qui sont aptes et prêts à construire un État démocratique et moderne ; beaucoup d’Algériens en rêvent aujourd’hui. Ils usent certes d’une terminologie nouvelle, mais leur vision de la société ne va pas au-delà des paroles et des jolis mots. La preuve en est que, dans la « Déclaration Islamique Universelle des droits de l’homme » de 1981 ou celle de 1990, les droits de tous à l’égalité et la liberté sont rappelés, mais… en précisant toujours que cela doit s’exercer dans les limites de la charia alors que celle-ci est fondée sur le principe de l’inégalité et ne reconnaît aucune liberté à la personne. Beaucoup d’intellectuels algériens sont dans ce double discours qui crée une confusion intellectuelle responsable en grande partie de l’impasse politique dans laquelle se trouve notre pays.
La crise politique que traverse l’Algérie depuis 1962 est certainement due à une mauvaise gestion de la chose politique. L’utilisation de la religion dans le domaine politique au point de ne pas pouvoir distinguer le discours religieux du discours politique fait partie de cette mauvaise gestion de la politique. Les Algériens n’ont pas d’autre choix. Soit ils reconnaissent la dimension historique des textes coraniques, acceptent que les règles de la charia, conçues au VIIème siècle, ne sont pas compatibles avec leur époque et admettent que le rôle de la religion n’est pas de gérer les affaires de l’État, soit ils préfèrent nier le problème et ainsi non seulement ils ne le règleront jamais mais ils le compliqueront davantage. Ils continueront à rêver d’une nouvelle Algérie qu’ils ne réaliseront jamais.
Bio express
Razika Adnani est philosophe et spécialiste des questions liées à l’islam. Elle est membre du Conseil d’Orientation de la Fondation de l’Islam de France, du Conseil Scientifique du CEFR, membre du groupe d’analyse de JFC Conseil et Présidente Fondatrice des Journées Internationales de Philosophie d’Alger. Elle est auteure de plusieurs ouvrages parus chez UPblisher, l’Aube… De 2014 à 2016, elle donne un ensemble de conférences sur le thème « Penser l’islam » à l’Université Populaire de Caen de Michel Onfray. De 2015 à 2017, elle contribue aux travaux du séminaire « Laïcité et Fondamentalismes » organisé par le Collège des Bernardins.
En 2018 et en 2019, c’est à l’université Permanente de Nantes puis au Centre d’Étude du Fait religieux qu’elle donne deux cycles de conférences, l’un sur « La pensée musulmane » et l’autre sur « La réforme de l’islam du XIXème siècle à nos jours ». Razika Adnani collabore à de nombreuses émissions et journaux (Marianne, Figaro, Le Monde, La Croix…).
Bonjours, bonsoir et merci pour l’article.
Vous dites ici : » Pour eux (musulmans intellectuels), ces problèmes sont dus aux interprétations erronées ou médiévales qui n’ont pas évolué. »
Je fais personnellement partie de cet ensemble et je penses que nous sommes sur La bonne voie, il y a certes un grand travail à faire mais il est tout à notre honneur que de ne pas vouloir singer bêtement l’occident dans tous ce qu’il fait, et/ou entreprend de faire.
Historiquement, les intellectuels chrétiens ont eu la possibilité de se convertir à l’Islam vue les progrès de la civilisation musulmane de cette époque là… mais il est évident qu’ils n’ont rien fais de tel, ils ont prit la science des musulmans sans l’idéologie des musulmans. Ils ont voulut respecter leur héritage scientifique et culturel et faire avancer leur quette sans sacrifier ce qu’est l’Europe chrétienne, ce qui à aboutit à la Laïcité qui est l’hérésie chrétienne la plus farfelue. Ils ont ainsi réussi à conservé leur indépendance et sont devenu aujourd’hui les maîtres du monde.
Cependant, ce qui est triste en ce qui vous concerne… c’est votre invitation à sacrifier ce qui reste de notre héritage culturel et scientifique qui nous viens en grande partie de l’Islam, vous nous demandez d’adopter la méthode facile, qui est d’embrasser l’idéologie du Progrès à laquelle tiens tant l’occident et qui va sans aucun doute le mener à sa perte.
Je ne sais pas pour certains musulmans, mais pour moi et beaucoup d’autres, l’islam n’est pas compatible avec cette fuite vers l’avant qui ne commence qu’avec la rupture avec la tradition, un clivage tout ce qui a de plus radical, pouvant nous mener droit vers la guerre et le chaos.
Adopter cette méthode facile ne signifie que la soumission à l’occident et le sacrifice de nôtre capacité à pouvoir trouver nous même des solutions à nos problèmes.
Je tiens bien évidemment à conforter votre thèse qui dit que l’islam orthodoxe et même ceux que vous nommez »néo-islamistes » sont bien conscient que nous avons un grand problème avec la modernité, mais cela ne me dérange pas du tout personnellement, car nous voyons que ce n’est qu’une course vers la folie et l’auto-destruction. Comment un philosophe peut-il raisonnablement accepter de s’engager dans un progrès sans fin dans un monde fini, que ce soit dans l’espace, dans le temps, que dans les ressources… ? Il y a de quoi se poser des questions.
La relation étroite qui existe entre la Religion et la Politique est un fait aussi clair que la relation qui existe entre le Sacré et le Pouvoir, il est tout bonnement ridicule que de s’avancer à renier ce fait, mais venant d’une représentante de la République Française, Laïque et Jacobine, cela ne m’étonne guère. Je vous renvoi à un spécialiste très apprécié par les Laïques eux mêmes, Vincent Peillon (remarque 1).
L’objectif du monde Musulman est de se remettre en question assez profondément pour réparer les dégâts dus à l’instrumentalisation de la religion par certains dirigeants dans l’histoire de l’islam, et aussi prendre de la distance sur cet occident qui défie toutes les lois de la raison et du bon sens, et son refus catégorique de respecter les lois de la nature. Nous devons vis à vis de l’occident rejeter cette idéologie de la Volonté, cette idéologie qui prétend que l’homme est un Dieu qui peu faire ce que bon lui semble sans jamais n’avoir aucun scrupule.
sur ce, je vous souhaite bon courage.
(Remarque 1) : Vincent Peillon. Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Le Seuil, Paris, 2010