Abdelkader Djeghloul, la quête du sens contrariée

De Frantz Fanon, sa thèse de doctorat, aux Nouvelles lettres pour l’Algérie, en passant par la ressuscitation de nombreuses figures culturelles algérienne, Abdelkader Djeghloul (27 décembre 1946-23 avril 2010) fit le choix du panachage, de l’éclectisme, et du métissage. Une quête du sens pluridirectionnelle mais qui s’était fondée sur un triptyque : Une exhumation questionnative, une pédagogie imaginative et une intellectualité corrosive. Dans ce parcours, à la fois foisonnant et inachevé, ces trois dimensions caractéristiques ou distinctives de la pensée agitatrice de Djeghloul, méritent d’être mises en lisibilité.

  1. Une exhumation questionnative : il s’agit son apport original à l’histoire culturelle algérienne avec, notamment la réhabilitation laborieuse et assidue de figures oubliées et/ou inconnues, conjuguée à la mise en valeur sociologique de pans entiers de l’imaginaire culturel algérien, au moment où les yeux étaient rivés sur les monstres sacrés de l’Epistémè occidentale. Qui entendait parler de Atfiyach, Ould Echeikh, Choukri Khodja, Tahar Haddad, Aly El Hammami,  Bouziane El Qalai  ou encore des titres de la presse « indigène » comme  El Haq ou encore El Misbah ? Djeghloul  déterre et  questionne.  Inlassablement.
  2. Une pédagogie imaginative : elle constitue le deuxième pan de cette pensée foisonnante, ou l’exigence de l’enseignant, jumelée à la rigueur du chercheur, cohabitaient confortablement au creux de la pétulance vivace de la verve de l’orateur. Selon sa propre formule, qu’on ne comprenait pas tout à fait à l’époque, «  Recherche et enseignement se sustentent mutuellement ». Le chercheur assidu a donné le pédagogue hors pair et le bibliophage légendaire.
  3. Une intellectualité corrosive : l’engagement réflexif personnel et endurant d’Abdelkader Djeghloul autour des questionnements afférents aux processus historiques contradictoires de l’émergence et/ou de la vacuité d’une intelligentsia critique dans la société algérienne est jusqu’à présent une référence en la matière.

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Cette tridimensionnalité offensive n’a pu cependant parvenir à «objectiver », au sens hégélien du terme, sa quête du sens assidue. Des contingences sociales, professionnelles, familiales et personnelles, l’ont contrariée, pour ne pas dire déviée, de sa quintessence logique. Mais c’est aussi, sans doute, un choix. Tant sa capacité de synthèse était phénoménale. Et c’est bien le propre des intelligences de cette nature. Toujours est-il que Djeghloul est resté, dans la tête de tous ceux qui l’ont connu et admiré, ce « touche à tout » brillant. Et toujours avec la même veine. 

Cette tridimensionnalité va pourtant connaitre une triple contrariété, voire un triple « contrariement » :

  1. Contrariement à l’effort soutenu et appliqué de l’exhumation questionnative, l’effort réflexif de Djeghloul va s’éparpiller. Et peu à peu s’éloigner de ces taches laborieuses pour succomber à une fréquentation adultérine de l’écriture journalistique. De l’Actualité de l’émigration à Algérie-Actualités, en passant par des titres aussi bien nationaux qu’étrangers, les sujets se font plus variés, moins fouillés, voire collant à l’actualité. L’adultère journalistique se prolonge et dissipe la concentration soutenue de l’exhumateur acharné.
  2. Seconde contrariété, consécutive à une distanciation involontaire  vis-à-vis de l’univers pédagogique et de la recherche vers lequel son retour fut des plus problématiques. Il a été exclu de l’université pour abandon de poste. Réintégré puis ré-exclu. Il se tourna vers l’édition et créa une collection qui toucha également à tout. Mais la place du livre dans la société algérienne étant ce qu’elle est, son entreprise vira vite à l’alimentaire.
  3. La troisième contrariété à sa quête du sens, et donc à l’aboutissement de son œuvre, est celle qui concerne le délitement de son intellectualité corrosive. Ce délitement s’est effectué en deux temps. Dans un premier temps, il a commencé avec sa nomination au Centre de Documentation des Sciences Humaines, l’obligeant à une obligation de réserve, mais qui relança la suspicion toujours pendante sur « l’intellectuel organique », fricotant avec « les sphères ». Ses adversaires avaient exploité cela pour lui jeter l’anathème. Injuste et excessif. Dans un second temps, hasard ou nécessité de l’histoire, c’est sa nomination à une fonction supérieure qui va conforter cette thèse de l’intellectuel au service d’un système. Un « intellectuel organique structuré ». Mais Abdelkader Djeghloul, rencontré à l’occasion d’un Salon International du Livre à Alger, était persuadé d’avoir « répondu à l’appel de la nation ». Cette nation qu’il n’a jamais cessé de chérir même si cela lui a valu d’être traité, parfois, de « nationaliste hérétique ». Avec cette fonction officielle, occupée à la fin de sa vie, il entama une longue cure de silence, ponctuée par la rédaction de quelques préfaces, mais s’interdisant une quelconque implication publique dans les espaces sociétaux. Lui, l’orateur à l’éloquence à fleur de peau, on peut aisément imaginer ce que cela a dû lui en coûter.

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Pour paraphraser le titre du colloque, « Djeghloul , l’homme et l’œuvre »,  qui lui a été consacré en 2011 par l’université d’Oran, on peut soutenir que l’itinéraire de l’homme a contrarié l’aboutissement de l’œuvre. Djeghloul n’en demeure pas moins une figure incontournable dans le cheminement chaotique des sciences sociales et humaines en Algérie,  elles mêmes en quête de devenir.

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