Abdellatif Laâbi, le poète qui aime dialoguer avec ses semblables

Qui d’entre nous ne s’est pas laissé ébranler par l’univers sourdement énigmatique des romans de Fédor Dostoïevski ? Qui a pu s’épargner la lourde compassion envers Rasklonikov ou Le prince Mychkine ? « L’atmosphère de ses romans, le délire verbal permanent des personnages me rappelaient ce que je vivais. » Ce que vivait Namouss, personnage aux traits autobiographiques d’Abdellatif Laâbi dans Le fond de la jarre.

Une jeunesse tourmentée, happant la notoriété au vol. Abdellatif Laâbi est l’un des piliers de l’édifice littéraire et intellectuel marocain. Poète aux échos universels, romancier, dramaturge, essayiste et traducteur, Laâbi trace son parcours d’homme de lettres résistant dans le désarroi liberticide de la période postindépendance du Maroc. Son empreinte est ad vitam aeternam sculptée sur la pierre séculaire des hommes libres marocains. À l’âge de 24 ans, il fonde la revue Souffles et parvient à attirer un grand nombre d’artistes à l’image de Mohamed Khair-Eddine et Mustapha Nissaboury. Cette revue de futures figures artistiques « ne vient pas pour augmenter le nombre des revues éphémères. Elle répond à un besoin qui n’a cessé de se formuler autour de nous,» écrit Abdellatif Laâbi dans le prologue du premier numéro de la revue. Son art et son engagement pour défendre la culture marocaine lui coûteront le goût amer et les nuits glaciales de la prison pendant 8 ans. Cependant, ce n’est guère la prison qui consume un esprit bouillonnant de révolte et d’indignation, de désir de liberté et de monde. Cette expérience concentrationnaire donne naissance à une œuvre majeure de Laâbi intitulée Chroniques de la citadelle d’exil témoignant de son attachement aux belles lettres et de sa résistance face aux absurdités du régime politique d’Hassan II.

Sorti de prison grâce aux mobilisations internationales et aux combats de sa femme Jocelyne, « l’éveilleur des consciences » se sentait amputé de son milieu intellectuel, « Le divorce était total, intégral et définitif. Je n’avais pas d’autre choix que de partir,» raconte-t-il. Cinq années après sa libération, il quitte le Maroc pour aller s’installer en France avec sa femme suivant les recommandations proverbiales de sa culture « Que disaient les maîtres, nos ancêtres ? Le pays qui t’humilie, quitte-le, » écrit-il encore dans Le fond de la jarre. Cette expérience du déracinement explose le génie créatif d’Abdellatif Laâbi qui raconte : « La distance prise avec le pays me rapproche plus de lui. Elle me permet de mieux l’inscrire dans une démarche de l’universel. L’éloignement est le nouveau prix à payer. L’écriture y gagne sa vraie liberté, et sa vérité en quelque sorte. Elle ne se conforme plus qu’à ses propres exigences. Elle ne signe plus les subversions. Elle est subversion. »

Dès lors, l’exil, en assiégeant Abdellatif Laâbi, s’impose à lui comme une fatalité, une fatalité qu’il apprivoisera petit à petit pour la faire accoucher de l’une de ses plus importantes poésie, Les Rides du lion. Son œuvre poétique continue à son tour à irriguer la poésie marocaine contemporaine de nouvelles musicalités, de nouveaux rythmes et de nouvelles images qui se conjuguent dans une esthétique vertigineuse qui restitue les douleurs des opprimés dans toute leur fraicheur et explore la complexité humaine dans toute sa nudité. Il atteste « qu’il n’y a d’être humain  que celui dont le cœur tremble d’amour pour ses frères en humanité. »

Pour Abdelatif Laâbi, la poésie est résistance contre l’ensauvagement ; elle est l’ultime voie vers la reconstruction d’un monde sans injustices, un monde meilleur où les opprimés jouissent des libertés tant enfouies dans le fossé des tyrannies insalubres, un monde où les cultures les plus diverses s’épanouissent dans la solidarité et le métissage heureux. « La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri,» écrit-il.

L’écriture d’Abdellatif Laâbi ne dresse pas de palmarès entre poétique et politique, les deux s’y entrelacent pour composer un hymne révolutionnaire, criant la recomposition d’une identité sapée par un pouvoir oligarchique qui ne prête jamais l’oreille aux valeurs de la culture et son apport à la nation. Son combat né durant « les années de plomb » ne se limite pas uniquement au contexte marocain ; il s’étend à la notion de l’Homme dans son intégralité, défendant sans réserve les différences culturelles censées distinguer les humains tout en les unissant. À la manière de Dostoïevski, Laâbi ne cesse tout au long de son parcours de créateur de sens de s’interroger sur la condition humaine, sur l’humain dans sa complexité et la complexité de ses rapports à soi et à l’autre. La richesse de la production artistique d’Abdellatif Laâbi revient aussi à son statut de polyglotte.Ses connaissances de l’arabe classique et du dialecte populaire marocain (sa langue maternelle) nourrissent son imaginaire et le pouvoir de sa parole poétique : « Quand le poète parle, il y’a comme jeu de pouvoir dans son discours. Il n’est pas là pour convaincre qui que ce soit, il est là pour offrir, pour partager quelque chose : c’est ça qui fait la force de sa parole […] Moi, je ne cherche pas à faire adhérer qui que ce soit à ce que j’écris. Je cherche plutôt un dialogue avec mes semblables. Je cherche un partage avec ceux qui peuvent encore entendre cette langue-là. Cette langue que j’appelle la langue première qui est la langue de la poésie,»affirme-t-il lors d’un entretien avec France Culture. 

Si Laâbi reste relativement méconnu par le grand public, sa notoriété dans les milieux culturels, intellectuels et universitaires dépasse l’Afrique et l’Europe ; il reçoit plusieurs prix dont le « Prix de l’amitié franco-arabe », le Prix international de la poésie, le « Prix Fonlon Nichols de l’African Literature » (aux Etats Unis) et le prix Goncourt de la poésie. Ses œuvres font aussi l’objet de nombreuses études critiques dans le cadre des recherches universitaires, dans les médias, mais aussi dans les chaumières doucereuses de Fès, de Tanger, d’Alger, de Sfax, de Béjaia, d’Aix, de Cork, de Santiago, de Damas, de Turin et de Buenos Aires. Abdellatif Laâbi, qui vit à Paris mais dont les mots pollinisent bien des imaginaires à travers le monde, continue son combat de poète et d’ « empêcheur de tourner en rond »  en dialoguant, comme il aime le dire, « avec ses semblables ».

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