Alla, un luth comme destin
Entre Taghit et Béchar. Du coté de Bidandou (Bidon Deux dans la géographie coloniale). Une bourgade clairsemée, qui se trouvait sur le chemin hasardeux des parents de Alla. De retour de Ben Goumi. C’était la première halte de la famille Abdelaziz. Une halte qui s’est poursuivie. En protégeant affectueusement le petit Abdellah, qui verra sa prononciation contractée, comme la plupart des prénoms du sud algérien, en Alla. Très jeune, il fit la connaissance du monde du travail. Les besoins et les nécessités d’une famille nombreuse ignorent le privilège d’une enfance prolongée. Le paternel était mineur dans les houillères de Kenadsa. Il s’enfonçait quotidiennement dans le Fonds Numéro Deux de la mine, divisée en plusieurs compartiments. Le Fonds Deux prononcé en algérien, donnera le Foundou, que Alla choisira plus tard comme nom générique de son art, en hommage à son père. C’est à l’âge de quatorze ans que Alla commença à se familiariser avec une multitude de labeurs aléatoires. Avant de débuter sa carrière d’employé à l’Onaco, (Office national de Commercialisation) ce qui lui a valut, durant longtemps, le sobriquet de Alla-l’Onaco.
Alla: un artiste-né
Bien avant l’entame de cette charge, Alla s’était découvert une vocation musicale prématurée. Comme pour atténuer la dureté et l’âpreté de ces labeurs, à l’âge précoce. Comme pour tourner le dos à la gravité de l’âge adulte qui pointait trop du nez. Vocation musicale où le ludique n’était guère absent. Comme un enfant qui fabrique son jouet préféré, Alla désossait un câble de frein pour bicyclette, afin de l’allonger sur le thorax d’un bidon d’huile, prolongé d’une planche plate où quelques clous de fortune retiennent les têtes des câbles. Instrument-jouet le plus usité au sud oranais, qui sera plus perfectionné ensuite, en remplaçant les câbles de métal par du fil de pêche en guise de cordes. De cette période, Alla gardera une dextérité manuelle extraordinaire puisqu’il est en train de confectionner et de mettre au point son propre luth. Un luth qu’il a du plaisir à dire unique. Un luth spécial, qu’il est en train de peaufiner, comme une harmonie. Mais que de chemins parcourus depuis. Tout a commencé dans les cercles d’amis à Bidandou d’abord et à Béchar et Kenadsa, ensuite.
Lire aussi: Lettre à Alla, le prophète des bruits indociles
Plus tard, dans quelques mariages d’intimes puis de voisins. Puis vint le temps des tagssirates (veillées nocturnes) entre proches. Ces retrouvailles se transformèrent vite en rituels initiatiques où se regroupaient les amoureux des improvisations de Alla. Dans un silence quasi religieux. Une convivialité sonore où seules quelques boîtes d’allumettes accompagnaient les notes de luth en guise de Mizane (rythme), auquel il fallait être préalablement initié. Car il n’est pas donné à tout le monde de faire parler les boîtes d allumettes qui tintinnabulaient dans une sorte de communion. Car le rythme est, ici, une parcelle de sacralité.
Alla : d’une errance à une autre
Dans cette fin des années soixante, Béchar se trouvait encore enveloppée dans la chaude épaisseur de l’euphorie qui a accompagné l’indépendance retrouvée et tous les prétextes étaient saisis pour faire la fête. Les mariages et les bars vibraient sous les cordes vocales de Maâti Belkacem, Fouitah, Doukkali, Abdelhadi Belkhayat, Bahija Idriss, Brahim El Alami, Smail Ahmed, Fath Allah El Mghari, El Hayani mais aussi de Farid El Atrach, Mohamed Abdelwahad, Oum Keltoum, Asmahan et de toutes sortes de musiques algériennes ou étrangères, qu’on trouvait sans difficulté, chez les disquaires à chaque coin de rue. Témoignant du cosmopolitisme et du métissage culturel qui n’a toujours pas quitté cette contrée.
Au fur et à mesure que Alla affinait sa musique, les cercles se faisaient de plus en plus restreints. De plus en plus soudés. De plus en plus rares. Il nous est arrivé de nous retrouver, parfois, à trois ou quatre, pour « faire monter le matin », selon la formule usitée. Car cela faisait partie du code du groupe. Rester jusqu’à l’aube. Parfois plus tard. Ne jamais partir au milieu de la tegssira. Quitter le groupe avant la conclusion était vécu comme une sorte de rupture de contrat initiatique. Le contrat culturel qui donnait cohésion au groupe. Il fallait goûter jusqu’au bout les approvisionnements, lents et longs, d’un luth au cœur émerveillé. Un luth aux yeux écarquillés. Un luth qui enfantait à chaque caresse des brassées de lumière sonores. Éclaboussant les parois rigides de l’immobile. Transformant la solennité en errance. Et le silence du désert en recueillement. C’était il y a longtemps déjà. Cela semble si loin et si proche à la fois. Au milieu des convulsions brutales qui secouèrent l’Algérie, beaucoup de doutes se transformèrent en amnésie. D’autres en ardeur retombée. En septembre 1992, l’UNESCO, lui ouvrit sa salle de concert et ensuite le chemin du Théâtre de la Ville à Paris. Une escapade de quelques jours qui s’est prolongée. Sans avoir laissé, derrière lui, une arcature de mélodies, qui planent indolemment, sur les quelques dunes encore vivantes du côté de Bechar. Des sonorités indociles qui aiment se confondre avec la chevelure écarlate de Taghit. Épouser les formes voluptueuses du Grand Erg. Avant de se jeter éperdument dans les bras démesurés de l’infini.