«La généricité est une catégorisation graduelle dans le système de genres d’un interdiscours»( J-M Adam, linguiste)

Dans cet entretien, Jean-Michel ADAM explicite certains questionnements qui taraudent l’esprit des chercheurs et qui prêtent souvent à confusion comme texte et discours, textualité et texticité, genre et généricité. «Le concept de généricité permet de ne pas enfermer un texte dans une catégorie essentialisée et de reconnaître la complexité et la variabilité du jugement de généricité. », affirme-t-il. 

 

Vous avez écrit de nombreux ouvrages portant sur la linguistique textuelle et ce que vous appelez l’analyse textuelle des discours (ATD), nous citons entre autres : Éléments de linguistique textuelle (1990), Linguistique textuelle. Des genres de discours aux textes (1999), Le Paragraphe : entre phrases et texte (2018), Les Textes : types et prototypes (2017, 4ème édition), La Linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (2020, 4ème édition), etc. Comment définissez-vous l’analyse textuelle ? De quoi s’occupe-t-elle ?

L’analyse textuelle (ci-après AT) doit être située par rapport à plusieurs champs disciplinaires : les uns littéraires, les autres plus linguistiques. L’analyse textuelle littéraire a été développée en Belgique (Cahiers d’analyse textuelle fondés en 1959 et très actifs jusque dans les années 1970), en concurrence avec la stylistique littéraire. Opposition sur laquelle revient Riffaterre, en 1979, dans La Production du texte où il considère que « le texte est unique en son genre » et, voulant expliquer l’unique, il oppose l’AT à la stylistique de l’écart, à la rhétorique et à la poétique, qu’il trouve trop générales. Barthes a, lui aussi, situé deux de ses études dans le champ de l’AT : AT d’un texte biblique, en 1972, et AT d’un conte d’Edgar Poe, en 1973 ; il opposait alors l’AT à l’analyse structurale dont il entreprenait la déconstruction avec ce qui allait devenir la « sémiologie négative ».

Dans le champ linguistique, Lafont et Gardès-Madrayont fait de leur Introduction à l’analyse textuelle (1976) une introduction à la praxématique (développée par les linguistes de l’université Paul Valéry de Montpellier). La linguiste danoise Lita Lundquist, proche de la Textanalyse de Plett(1975) et deTitzmann(1977), amanuélisé, en 1983, le contenu de sa thèse sur La cohérence textuelle : syntaxe, sémantique, pragmatique (1980) en parlant d’AT. Teun A. van Dijk définissait quant à lui la double tâche de l’AT comme à la fois théorique (définir les propriétés de tous les textes) et descriptive (étudiant un seul texte ou un corpus précis). Il faut ajouter que le terme « analyse textuelle » a pris aujourd’hui un sens nouveau et dominant : celui de l’analyse des données textuelles ou analyse textuelle outillée des informaticiens.

Quand je parle, pour ma part, d’analyse textuelle des discours (ATD), je suis proche de van Dijk, Lundquist et de la Textlinguistik anglo-saxonne pour ce qui concerne les recherches de linguistique textuelle (LT), mais je mets ce domaine en relation avec l’analyse de discours (AD) dont Dominique Maingueneau vous a parlé dans un récent entretien. Je distingue l’AT de laLT, qui a pour but de fournir une théorie d’ensemble des unités et des paliers d’analyse micro-textuel, méso-textuel (paragraphes et séquences textuelles) et macro-textuel (problèmes de composition et plans de textes, plurisémioticité des icono-textes et questions des recueils de textes). Cette description générale des procédures de textualisation, articulée à la diversité des pratiques discursives et des genres de discours, a pour but de permettre l’analyse linguistique de textes précis constitués en corpus. Il s’agit bien, en dernier recours, avec l’ATD de rendre compte de ce qui importe prioritairement : la production co(n)textuelle de sens.

Le passage du texte au discours est bien remarquable dans les sous-titres de deux de vos ouvrages : Éléments de linguistique textuelle : théorie et pratique de l’analyse textuelle (1990) et La Linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (20204). Pourquoi vous penchez- vous actuellement de plus en plus sur l’étude de discours ?

En dépit des apparences, du fait de ma formation universitaire à l’époque des débats entre les diverses tendances de l’analyse de discours française, je n’ai jamais oublié le discours. En 1976, j’ai d’ailleurs intitulé mon premier livre Linguistique et discours littéraire. La complexité des problèmes que je devais aborder en cherchant à dégager laLT des présupposés théoriques des grammaires de texte et des typologies de texte a pu donner l’impression que je délaissais le plan discursif, mais je me suis toujours intéressé aux spécificités de différentes pratiques discursives comme la publicité, la presse écrite, la rhétorique oratoire politique, le discours littéraire et j’ai travaillé dès 1999 sur les genres de discours (voir plus loin votre question 3).

J’ai participé à l’introduction en France de la LT parce que nous étions plusieurs à penser que l’AD présentait un déficit de définition du concept de texte. La priorité a donc été, un temps, de donner une place, en France, à la LT à côté de l’AD (ce qui n’a pas été facile). Il est aujourd’hui admis, comme le dit Maingueneau, que l’analyste de discours doit s’appuyer sur les apports de la LT, quand il étudie des textes réunis dans un corpus. J’assume, pour ma part, ce rôle auxiliaire de travail sur les unités des différents niveaux et paliers d’analyse et de développeur d’une LT au service de l’analyse de la diversité des pratiques discursives.

L’AT ne devient discursive (ATD) qu’à partir du moment où le texte étudié est mis en relation avec d’autres textes, au sein d’un corpus constitué pour l’analyse. Je me suis intéressé, depuis quelques années, au fait que je ne connais pas de texte littéraire ou politique qui présente un seul état textuel. On a toujours affaire à plusieurs états textuels, manuscrits d’abord, éditoriaux ensuite, mais aussi à différentes traductions pour les textes littéraires, à des états très souvent oraux et écrits pour les discours politiques. La comparaison de ces états textuels est très intéressante et il s’agit même d’un préalable philologique trop souvent négligé et qui a pour conséquence le fait de prendre le texte pour un objet naturel, une évidence. Ce qu’il n’est pas : il est le résultat d’une construction dont il faut décrire les étapes et les raisons.

C’est ce que je mets en œuvre dans les pages de Linguistique textuelle (Chapitre 7) où je mets en relation l’Appel du 18 juin 1940 et l’allocution de capitulation du maréchal Pétain du 17 juin. Je le fais aussi dans l’étude de l’affiche de la France Libre et de sa traduction anglaise dans Problèmes du texte. Leçons d’Aarhus (2013). Pour ne prendre qu’un autre exemple, j’ai étudié le célèbre discours prononcé par le général de Gaulle au balcon de l’Hôtel de ville de Montréal, le 24 juillet 1967, en procédant à la comparaison des états textuels écrits et audio-visuels de cette célèbre gaffe diplomatique du président français.

Mes travaux sur les genres (genres de la presse écrite, genres instructionnels et programmateurs, genres de récits, genres du conte et très récemment genres de slogans) ont eu pour but d’articuler ATD et AD autour de cette question qui n’a été reconnue comme telle et comme centrale dans l’AD que dans les années 1980. C’est pour cela que j’ai travaillé sur les genres de la presse écrite et, avant d’explorer les genres de contes, à deux grands genres de la rhétorique – l’épidictique et le délibératif – en les appliquant au discours publicitaire et au discours politique. Dans Genres de récits. Narrativité et généricité des textes (2011), je prends l’exemple des usages d’une des grandes formes de textualisation, le récit, défini comme un genre textuel actualisée dans différents genres de discours : le discours littéraire avec les cas du récit au théâtre et dans la poésie, les usages du récit dans le discours publicitaire et dans différents genres de la presse écrite (fait divers, brève et anecdote) et plusieurs genres du discours politique (face-à-face télévisé, entretien, discours de campagne). Le même travail reste à faire à propos des genres textuels de la description, de l’argumentation, de l’explication et du dialogue.

Dans vos études, le texte est accolé souvent à la généricité et non au genre, étant donné que ce dernier réduit souvent le texte à une catégorisation textuelle particulière. Tandis que la généricité met le texte en relation avec des catégories génériques ouvertes (relation co-textuelle). Donc, dès qu’il y a texte, il y a effet de généricité. Est-ce le passage du genre à la généricité est-il une coupure épistémologique ou correspond-il à une simple évolution terminologique ? Et quelle est la différence entre la généricité et les séquences prototypiques ?

Trois remarques préalables : 1) Dans les formations socio-discursives, circulent à la fois des textes (intertextualité) et des catégories génériques formant les systèmes de genres d’une communauté socioculturelle, à un moment de son histoire. 2) Dès qu’est produit un effet de texte (à la production et ou à l’interprétation), celui-ci s’accompagne d’un effet de généricité, c’est-à-dire d’une classification auctoriale, éditoriale, traductoriale et/ou lectoriale de ce texte dans un ou plusieurs genres. 3) Le concept de généricité permet de ne pas enfermer un texte dans une catégorie essentialisée et de reconnaître la complexité et la variabilité du jugement de généricité.

Quand, au début des années 2000, j’ai travaillé interdisciplinairement avec la comparatiste Ute Heidmann, j’ai été confronté à la diversité contes littéraires écrits (de la latinité à l’Allemagne romantique et au Danemark, en passant par le xviie siècle français et la Renaissance italienne). La démarche comparative et discursive d’Ute Heidmann, appliquée aux contes littéraires,a permis à mon approche linguistique de se dégager autant des grammaires du conte (Propp) que des classements de la folkloristique et de la tentation d’essentialiser et d’universaliser le genre. De cette dynamique de travail sont sortis deux livres écrits en collaboration : Le Texte littéraire (2009) et Textualité et intertextualité des contes (2010). Cette attention aux variations dans le temps (diachroniques), dans l’espace européen (diatopiques), du conte oral et des contes écrits (variations diamésiques) et des variations auctoriales (diaphasiques) d’un genre qui est loin d’être homogène, nous a amenés à dégager notre approche des genres de discours des taxinomies essentialistes. C’est alors que le concept de généricité, tel du moins que nous l’entendons, s’est imposé à nous, en raison de sa souplesse et de sa variabilité. La généricité est une catégorisation graduelle dans le système de genres d’un interdiscours socio-historiquement situé (système de genres de la presse écrite, classements en genres des libraires et des bibliothèques, par exemple), d’un discours savant passé ou non dans le discours scolaire et ainsi naturalisé.

Textualisation, textualité et texticité sont omniprésentes et largement abordées dans vos œuvres.  Quelle différence faites-vous entre ces trois notions ?

Si vous regardez bien les occurrences de ces trois concepts dans mes travaux, vous verrez que le troisième n’est pas fréquent. S’il m’est arrivé de l’employer cela ne peut être que dans le sens de la propriété de faire texte d’une suite d’énoncé. Ce que je préfère alors appeler sa textualité et considérer comme le résultat d’un processus de textualisation. Les deux concepts s’opposent donc comme le processus et le résultat. Processus de textualisation à la production (auctorial individuel ou collectif), à la réception-interprétation (lectorial ou auditorial), à l’édition (quand le texte devient livre ou article dans une revue ou un journal), à la traduction enfin (activité d’interprétation et de production d’un nouveau texte).

L’émergence des genres complexifiés comme les contes, les conférences… qui embrassent à la fois l’écrit et l’oral, dénommés écrit oralisé ou oral scripturé, ont bouleversé l’analyse herméneutique qui se cantonne à un traitement intratextuel et intertextuel. L’analyse textuelle prend-elle en charge actuellement ce genre de discours ? Comment ?

J’essaie de répondre à cette question dans ma définition de la notion de Texte, dans l’Encyclopédie grammaticale du français (http://encyclogram.fr/notx/026/026_Notice.php), et dans la postface d’un prochainement numéro de Corela (« Le texte est-il soluble dans le textiel ? ») où j’explique que le concept de texte doit absolument tenir compte des différents grands régimes médiologiques : oraux, scrituraux, iconiques et numériques. Ces quatre régimes sémio-médiologiques déterminent des formes de textualité à la fois différentes et entrecroisées. Ainsi, le codage numérique possède une propriété particulière : tout i-Phone ou i-Pad réunit les régimes médiologiques de l’écrit et de la parole, de l’image fixe et mobile, de la navigation internet, de l’écrilecture numérique. Les formes mixtes dont vous parlez sont donc d’un très grand intérêt pour la linguistique du texte et du discours.

Je réinvestis dans ce sens mes travaux sur l’icono-textualité publicitaire et journalistique (avec la question des hyperstuctures dans la presse écrite) et, comme je le disais plus haut, sur les variations scripturales et audio-visuelles d’un même discours politique. Comme le disent Davallon, Després-Lonnet, Jeanneret, Le Marec et Souchier, dont les travaux dans le domaine du textiel sont assez unanimement reconnus, la complexité des problèmes du texte exige un dépassement des frontières et donc une très grande attention aux travaux menés dans d’autres disciplines : « Il est […] illusoire de vouloir affronter seul des problèmes qui appellent le dépassement des limites liées aux spécialisations disciplinaires et aux enjeux institutionnels » (2003). Cela implique beaucoup de modestie et, me semble-t-il, la nécessité de ne pas trop rapidement rejeter les travaux développés, au départ, sur des corpus prioritairement écrits. Jack Goody, spécialiste de l’interface entre l’oral et l’écrit, soulignait déjà, en 1987, que les propriétés de l’écriture n’ont pas été abolies par le monde numérique.  Nous n’avons pas quitté, disait-il, le monde de l’écriture : « Aujourd’hui, le monde de l’écriture est beaucoup plus compliqué, c’est tout » (2006).

Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/ Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2, Algérie.

Jean-Michel Adam, Professeur honoraire de linguistique française à l’université de Lausanne, est l’auteur de nombreux ouvrages de linguistique textuelle, de théorie du récit et de la description, d’analyse linguistique du discours littéraire et de l’argumentation publicitaire.

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