Amar Abba nous invite à un « Voyage dans l’œuvre poétique de Lounis Aït Menguellet »
Les éditions Frantz Fanon viennent d’inaugurer la nouvelle collection « Traces » avec la publication d’un premier ouvrage sur le célèbre chanteur algérien d’expression berbère, Lounis Aït Menguellet, intitulé Voyage dans l’œuvre poétique de Lounis Aït Menguellet.
Ecrit par Amar Abba, ancien diplomate algérien, et préfacé par Yasmina Khadra, cet ouvrage qui restitue la richesse de la chanson kabyle d’Aït Manguellet et son enracinement profond dans la culture nord-africaine en quête de l’universalisme, démontre aussi la puissance de son verbe et le haut degré d’exigence en matière d’esthétique, notamment pour ce qui est de l’image poétique.
L’œuvre peut être séparable de l’homme, du moins, c’est ce que nous apprend l’auteur. « J’ai essayé de présenter les textes d’Aït Manguellet sans trop me référer à la vie du poète qui, au demeurant, aurait exprimé le souhait que son œuvre soit étudiée indépendamment de sa vie, comme le rapporte Tassadit Yacine », écrit Amar Abba, qui, tout au long de l’ouvrage ne cesse de faire croiser les thématiques prégnantes dans l’œuvre poétique et musicale de Lounis Aït Menguellet. C’est ainsi qu’il distingue chez l’artiste deux fonctions essentielles de l’art : à travers le beau, apaiser et permettre l’évasion et le rêve, d’un côté, et de l’autre, dénoncer, éveiller et secouer les pouvoirs comme le sociétal et le politique. En effet, pour Amar Abba, l’œuvre d’Aït Menguellet a toujours été construite dans cette dualité. On y ressent toutes les préoccupations comme dans amedyaz, afennan, Ali d Waali, (partie consacrée à M’hend le poète), asefru, ccna. Il existe même un texte, tawriqt racebhant, entièrement dévolu au processus même de la création artistique évoquant la fameuse angoisse de la feuille blanche.
Toute œuvre poétique se retrouve systématiquement flottante dans les horizons du rêve, voire de l’utopie. Une caractéristique qu’Amar Abba n’a pas manqué de déceler dans l’œuvre de Lounis Aït Menguellet. « Quand la réalité devient pénible, trop dure à accepter, quand l’amour est absent ou impossible, la liberté bafouée, quand les hommes cultivent la haine et se retranchent derrière leurs égoïsmes, le poète se réfugie dans le rêve », écrit-il dans l’introduction du chapitre intitulé « rêves de poète. » De ce fait, pour Amar Abba, Aït Menguellet a produit de nombreux textes où il a laissé libre cours à son imagination d’aller à la découverte d’un monde plus beau, plus fraternel et plus paisible et où la liberté, la sagesse et la justice règneraient. Il s’agit de targit, lukan, amusnaw, in’asen, ageffur.
Comme tout poète universel, atteste Amar Abba, Lounis Aït Menguellet s’est affranchi de son statut « d’humain tout court » comme dirait le philosophe français Maurice Merleau-Ponty ; il s’est interrogé sur la condition humaine, ses joies, ses peines, le bien le mal, la force et la fragilité de l’homme à travers des textes comme ini-d ay amghar ; inna-d umghar, lebghi n wul, amennugh, ageffur, serreh i waman ad lhun… Cet intérêt porté sur la destinée humaine autant que le caractère réservé et pondéré du poète ont, d’ailleurs tellement marqué l’image d’Aït Menguellet qu’il est perçu par ses admirateurs comme un philosophe, ce qu’il refuse lui-même d’être. « On retrouve dans « Ini‑d ay amγaṛ » les préoccupations philosophiques et existentielles du poète, devenues caractéristiques de la phase mûre de sa vie. C’est ainsi qu’il presse le vieux sage d’interrogations sur ce monde où la folie l’emporte sur la raison, la force sur la justice, un monde où l’Homme tue son semblable et détruit tout ce qu’il a péniblement construit. Il est avide de savoir pourquoi l’Homme a tendance à dédaigner ce qu’hier seulement il trouvait beau et vertueux et à porter aux nues et vénérer le mal et le vice de ce monde », explique l’auteur de Voyage dans l’œuvre poétique de Lounis Aït Menguellet », écrit Amar Abba.
L’œuvre poétique se voit souvent imprégnée d’une cause en rapport direct au sort d’une nation, d’un peuple. N’est-il pas merveilleux qu’une culture et une identité brimées par le politique reprennent leur élan historique à travers un poème ou une chanson ? La question ne se pose pas pour Amar Abba, qui, tout en retraçant le pointiller poétique de Lounis Aït Menguellet, revient sur son apport aux référents culturels et identitaires berbères. « Pour Aїt Menguellet, de toute façon, et n’en déplaise à tous les fossoyeurs de la culture et autres manipulateurs de vérités historiques, l’identité est là, elle nous entoure, nous enveloppe. Ce sont les montagnes, ce sont les arbres, les rivières. C’est le désert et ses dunes. C’est l’air que nous respirons. C’est même les tombes et les squelettes des ancêtres qui, lassés, finiront un jour par se lever et dire qui ils sont », explique Amar Abba.
Bien que de posture distanciée, refusant les polémiques homme/œuvre, la vie d’Aït Menguellet n’est pas à écarter totalement. Même s’il avoue qu’il n’avait pas l’intention d’évoquer la biographie, considérant que ce qui va rester du poète ce sont ses poèmes, l’auteur de Voyage dans l’œuvre poétique de Lounis Aït Menguellet consacre, cependant, un chapitre à la vie de ce dernier. C’est ainsi qu’il nous parle de son caractère réservé, de sa discrétion, de son refus d’être un modèle et un montreur de conduite, de sa passion pour la lecture et le sport, de son penchant pour les causes humanitaires et de ses engagements politiques et de sa relation fusionnelle avec ses admirateurs.
Dans cet ouvrage aux exigences universitaires, Amar Abba a indiscutablement réussi à offrir une belle matière de réfléchir les conditions d’émergence, les traits esthétiques, les influences socio-politiques et les avalanches poétiques d’un artiste qui a porté sur son dos une culture multimillénaire vers les reconnaissances universelles.