Arthur Rimbaud : Jugurtha, Abdelkader ou la poétique de la résistance
« Moi qui n’ai jamais fait de mal à personne ! C’est une triste récompense de tant de travaux, de peines, de fatigues. Quel ennui, quelle tristesse, en pensant à tous mes anciens voyages, et comme j’étais actif il y a seulement cinq mois ! Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers… Adieu mariage, adieu famille, adieu avenir, ma vie est passée, je ne suis plus qu’un tronçon immobile…»1.
Au-delà des sentiments de révolte et de désespoir qu’ils expriment, ces mots pourraient presque à eux seuls expliquer pourquoi tout une légende, un véritable mythe se sont constitués autour de celui qui les a prononcés avant son dernier soupir rendu à l’hôpital de la Conception de Marseille, le 10 novembre 1891, Arthur Rimbaud. Personnage controversé, à la fois poète, voyageur et trafiquant d’armes, Rimbaud a soulevé la plus vive admiration par ses œuvres précocement géniales. La légende voudrait même que Victor Hugo l’ait salué par ces mots : le « Shakespeare enfant »2. C’est dire l’admiration que Rimbaud, mort à l’âge de trente sept ans, a suscité autour de lui. Eminemment influencé par Hugo, une chose non négligeable, sans doute en existe-t-il d’autres, le sépare de ce dernier : l’Algérie ou plutôt la cause algérienne.
Commentant Ernest Renan qui défendait l’idée selon laquelle la langue française obligeait à l’expression d’une raison politique qui ne pouvait être que démocratique car celle-ci était formée par la raison, Roland Barthes affirme, dans sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France, en 1977, que l’erreur de Renan était historique et non structurale. Selon lui, elle l’est dans le sens où la langue comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste, mais fasciste, car, dit-il, le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger de dire3.
Sans doute que la poésie échappe à cette obligation. Du moins, c’est l’hypothèse que l’on pourrait formuler concernant le poème Jugurtha rédigé par Arthur Rimbaud alors âgé de quatorze ans. La correspondance entre un journaliste et un ancien professeur ayant exercé dans le collège, celui de Notre-Dame à Charleville, où fut scolarisé Rimbaud, nous apprend que ce poème fut composé dans le cadre d’un concours académique dont le sujet était «ce seul mot» : Jugurtha4. En fait, le sujet aurait été tout autre à en croire le témoignage du directeur du Collège, M. Abbé Morigny, rapporté par Berrichon Paterne, l’un des premiers biographes de Rimbaud. Quel était donc ce sujet ? « Messieurs », s’écria le principal du Collège en s’adressant au concourants, « voici le sujet ; je dicte…Abdelkader ! »5.
Dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’œuvre de Rimbaud, intitulé « Notre besoin de Rimbaud », Yves Bonnefoy écrit que pour comprendre Rimbaud, non seulement il faut le lire mais il convient aussi de séparer sa voix de tant d’autres voix, qui se sont mêlées à elle6. Nul besoin pour nous de procéder à cette séparation, car ce qui nous importe ici, ce n’est pas le poème à proprement parler mais son histoire. A ce propos, longtemps on a cru que ce poème qui aura finalement pour titre Jugurtha et non Abdelkader, avait été perdu, jeté aux vieux papiers lors du transfert à Lille des archives de l’académie de Douai, comme l’affirma le secrétaire de l’académie de Lille à Jean Bourguignon et Charles Houin, auteurs aussi d’une biographie sur Rimbaud. Il est à noter que si Rimbaud nomme Jugurtha, ses guerres menées contre Rome et sa trahison par Bocchus, à aucun moment il ne cite le nom de Abdelkader, il y fait allusion en évoquant sa lutte pour l’indépendance. En fait ce poème est le lieu d’une apologie, celle de la résistance des algériens contre l’occupation Romaine et française.
Au moment où ce concours a lieu, l’Algérie est bien là, présente dans l’imaginaire de Rimbaud. Elle l’est au travers de l’image dépréciative, barbaresque et ensauvagée véhiculée dans les manuels scolaires. Elle l’est aussi au travers de la figure du père de Rimbaud, sous-lieutenant, colonialiste, mobilisé en Algérie, en 1841, et qui sera nommé chef de Bureau Arabe et affecté au poste de Sebdou, en juin 1847, cinq mois avant la reddition de l’Emir Abdelkader. Le père ayant quitté le domicile familial alors que Rimbaud n’avait que six ans, outre les dits et non-dits d’autres sources de façonnement liées à la figure du père, viennent nourrir l’imaginaire fantasmatique construit autour de l’Algérie. De quoi s’agit-il ? D’écrits, plus précisément d’une « quantité de documents français-arabes sur les expéditions d’Algérie dont un manuscrit rédigé par le père lui-même et qui comprend également un grand nombre de plans »7. A ces documents rangés dans le grenier, s’ajoute un legs de la famille paternelle, en l’occurrence, une traduction du Coran avec le texte arabe en regard et une grammaire arabe revue et corrigée entièrement par le père qui avait une connaissance parfaite de la langue arabe.
En fait, ce poème est le lieu où se joue une double confrontation. Celle de Jugurtha et Abdelkader contre les occupations romaines et françaises et celle du père contre la mère, une mère castratrice contre qui Rimbaud va se révolter et dont le portrait nous est dépeint comme suit : «Madame Rimbaud était une mère très pieuse et très rigide, remplie d’énergie et de ténacité impitoyable sur le chapitre de la discipline nécessaire à la réalisation de ses idées».8
Même si, comme le fait remarquer Hédi Abdel-Jaouad, Rimbaud a écrit pour le père et contre la mère, il ne souscrivait pas à son idéologie colonialiste9, loin s’en faut même. Par ce poème, en sus de prendre fait et acte pour les algériens, Rimbaud s’inscrit aussi en faux contre les représentations péjoratives de l’Algérie dont nous avons fait part un peu plus haut et contre le regard qu’un écrivain comme Victor Hugo portait sur la colonisation qu’il voyait comme «la marche de la civilisation sur la barbarie».
L’œuvre de Rimbaud, sa vie, son destin ont marqué plus d’une génération d’écrivains algériens dont Kateb Yacine10. D’ailleurs, Ismail Abdou n’a-t-il pas écrit à ce propos : « Qui a crée cet Algérien et cet écrivain [Kateb Yacine], qui l’a aidé le premier ? On dit que c’est Rimbaud. Oui c’est vrai… »11.
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1 – Cité in, Bourguignon (Jean.), Houin (Charles.), Vie d’Arthur Rimbaud, Paris, Payot, 1991, pp. 182-1983.
2 – Ibid., p. 83.
3 – Barthes (Roland), Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 14.
4 – Rimbaud (Arthur.), Correspondance, Paris, Fayard, 2007, p. 735.
5 – Berrichon (Paterne), Arthur Rimbaud – Le poète (1854-1873), Paris, Mercure, p. 38.
6 – Bonnefoy (Yves), Notre besoin de Rimbaud, Paris, Seuil, 2009, p. 67.
7 – Bourguignon (Jean.), Houin (Charles.), Vie d’Arthur Rimbaud, op. cit., p. 53.
8 – Ibid., p. 60.
9 – Hédi (Abdel-Jaouad), Rimbaud et l’Algérie, Edif 2000, p. 119.
10 – Voir à ce sujet : Ibid., pp. 129-142.
11 – Abdoun (Ismaïl), Kateb Yacine, Alger, SNED, 1983, p.12.