Assia Djebar : entre la daridja et le français, un chant mémoriel

De son vrai nom Fatma-Zohra Imalayene, Assia Djebar est une écrivaine algérienne née le 30 juin 1936 à Cherchel. Ayant grandi dans une famille de petite bourgeoisie algérienne et d’un père instituteur diplômé de l’Ecole Normale de Bouzreah, elle obtient son baccalauréat en 1953 après avoir étudié le grec, le latin et l’anglais, elle rejoint ensuite l’Ecole Normale Supérieure de Sèvres (France) et fait de cela l’exception d’être la première femme musulmane et algérienne à y être admise. Ses deux premiers romans, La Soif (1957) et Les Impatients (1958) ont sonné les premières trompettes de sa renommée et lui ont valu une grande notoriété. A partir de 1959, Elle enseigne l’histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la Faculté de lettres à Rabat (Maroc). Son retour en Algérie en 1962 est marqué par la publication de son troisième roman Les Enfants du nouveau monde. Enseignante de littérature française et de cinéma à l’université d’Alger, Assia Djebar réalise deux films documentaires La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1976) et  La Zerda ou les chants de l’oubli (1982). Ainsi ses œuvres se succèdent jusqu’à ce qu’elle publie la disparition de la langue française aux Editions Albin Michel (2003) et écrive son nom en lettres d’or sur le fauteuil de Georges Vedel  à l’Académie française en 2005. Elle s’éteint le 06 février 2015 à Paris après avoir publié son dernier roman Nulle part dans la maison de mon père (2007).

Contrairement aux autres romans d’Assia Djebar ayant pour personnages principaux des femmes et un univers féminin, La disparition de la langue française a « étrangement » Berkane comme protagoniste, un homme à la cinquantaine et de retour en Algérie après vingt années d’exil en France. Hanté par le désir de redécouvrir son pays natal, sa langue maternelle, de retrouver ces lieux d’enfance où il courait librement, Berkane s’installe dans une maison vide face à la mer et part à la quête de ses souvenirs à la Casbah d’Alger, erre dans les rues et observe ce qu’a exercé le temps sur sa ville natale. Les jours passent et les images lui reviennent, les images d’une enfance et adolescence vécues dans le bonheur, l’insouciance, l’orgueil et les tourmentes. Une mémoire qui témoigne de l’Algérie colonisée, évoquant des scènes vécues à l’école française : la gifle de l’instituteur, celle de son père… Souffrant à cause de sa séparation avec Marise, il prend pour confident de ses maux l’écriture : des lettres non envoyées, mais un esprit désempli. Un besoin d’écriture étroitement lié à sa mémoire, celle qui lui permet de se récupérer à travers les mots, les belles images désencastrées d’un passé ruiné au cours de ses années d’exil en France. C’est l’écriture d’Assia Djebar qui tente – comme est le cas dans ses autres écrits – d’établir cette thématique de « la recherche de Soi » par le biais d’une écriture dans la langue de l’Autre. Cette grande écrivaine vise assez souvent de s’inventer une troisième langue assignée à ses personnages et rassemblant des éléments culturels de son milieu d’origine tout en les adaptant à la langue française pour enfin donner naissance à une écriture fulguramment tiraillée entre deux cultures, ce que l’appelle Amin Maalouf l’entre-deux.

 Le rapport de Berkane à langue française   

 « […] alors une faim sexuelle, vorace, me secoue, ton corps blanc ivoire se présente, ton nom s’éclaire : Marise-Marlyse, ce double prénom amène lentement le calme de mes sens », dit Berkane. Amoureux d’une Française (Marise), Berkane lui écrit des lettres en langue française qu’il n’envoie jamais, jouissant de la beauté de cette dernière et de sa contribution à créer les moments des propices intimités. Voici un amour perdu exprimé à Marise par le biais de sa langue.  Marise, ce personnage-langue[1] dont Berkane est amoureux, lui symbolise un objet d’assouvissement par l’acte d’écrire leurs souvenirs afin de se les représenter dans l’écriture. « Ma lettre écrite à Marise il y a trois ou quatre jours, je ne sais plus, je ne l’ai pas cachetée, elle reste posée sur le bureau de bois blanc,  à côté de papier jaune et de l’encrier », raconte-il.

Dans le deuxième chapitre qui intitulé Lent détour, surgit l’envie d’oublier cette lettre écrite à Marise et l’intention de ne plus l’ouvrir ; puisque s’il le fait, son but de revenir définitivement à son pays natal devient insensé. Mais de quel retour parle Berkane ? Un retour tout d’abord « linguistique » qui lui permettrait de tordre les nœuds de l’exil et renouer avec ses racines exprimées dans une langue du terroir.

L’évocation de ses remembrances à l’école rime la nostalgie à une enfance, malgré les tourmentes perdues dans le désarroi de l’exil. Dans ses souvenirs d’enfant, Berkane sert de traducteur à son père convoqué à l’école à cause d’une « bêtise » qu’il a commise : « Allons, toi, tu vas traduire à ton père ce que je vais dire », dit le directeur de l’école dans un ton menaçant, minimisant le père de Berkane qu’il croit incapable de comprendre ni de parler le français. M. Gonzalès accuse Berkane d’avoir porté une insulte à la République. Voici une langue française non pas d’un Berkane exilé en France, mais celle de souvenirs d’enfance à l’école. Cette langue aux multiples facettes serait pour le protagoniste une multitude d’images : l’enfance vécue lors de la période coloniale, l’exil choisi et enfin l’image indestructible de la femme avec qui il a passé des années de son exil.

Le rapport de Berkane à la daridja   

L’influence de la langue maternelle de Berkane est copieusement présente dans le récit. Ecrite en caractère italique, « -el-ouehch- », elle montrant la nécessité d’y faire recours, comme par obligation. Berkane introduit des mots de sa langue maternelle pour en remplacer d’autres qui n’arrivent plus à exprimer certains ressentiments inavouables à travers le français.

La rencontre de Nadjia avec qui Berkane a vécu une liaison éperdue l’a remis  dans son berceau culturel. « Elle me sourit alors si près, son visage contre le mien, pour me dire à mi-voix : Et tu le sais bien, ya habibi, il y a cet arabe pour la sexualité, presque pudique, restant au bord, allusif, mais si prometteur… » Les mots en italiques surviennent, au bout de quelques pages, « prononcés » par Nadjia et Berkane, mais ceux dits par celui-ci priment, puisqu’ils ont en commun une consonance de nostalgie qui ne peut être dite qu’en daridja.  « ouled el houma », cette expression suivie de sa traduction en langue française, mais qui n’a pas la même pesée sémantique une fois traduite. La daridja serait pour Berkane une langue de retrouvailles, de la recherche d’une stabilité identitaire que le temps a obnubilée.

Le récit comme jointure de deux langues   

Entre Nadjia et Berkane surgit un nouveau parler, une troisième langue puisant dans le français et la daridja. Des allées et venues entre les deux langues naissent : des expressions mises entre guillemets, des mots en italique, des traductions des phrases de la daridja : «  el mes’oul », « el Djezair »,  « Je me sens gêné de me trouver chez les gens », cette phrase dont la signification  est purement algérienne (être embarrassé quand on est chez quelqu’un, autrement dit, hors de chez soi).

Par ailleurs, l’écrivaine assigne le rôle de traducteur à son personnage Berkane, qui, maîtrisant les deux langues, peut joindre son père et monsieur Gonzalès (le Proviseur) dans un même terrain d’entente. Il s’agit d’une représentation d’une langue qui construit ses passerelles entre les deux univers culturels, une langue dans laquelle les personnages d’Assia Djebar ne sont plus « les dominés », mais « les tisseurs » d’un entre-deux mémoriel.

 

[1] Association de deux termes pour essayer de clarifier le travail fait par l’écrivaine afin de faire figurer un être dans une langue et créer une symbiose dans la mémoire du protagoniste : le français dans sa mémoire ne s’écrit pas sans ses souvenirs avec Marise.

  • DJEBAR Assia, La disparition de la langue française. Blida, Hibr.
  • MIREILLE Calle-Gruber, Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Regard d’un écrivain d’Algérie.

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