« Canicule glaciale » d’Amin Zaoui : le temps des paradoxes

Le dernier roman d’Amin Zaoui, Canicule glaciale, est un périple que seule la littérature peut nous offrir.  Voyage entre passé et présent, fiction et réalité, grande et petite histoire, il est une mosaïque d’images, de couleurs, de bruits et de sens qui se conjuguent dans une esthétique vertigineuse. Écrit dans un style léger et aéré, il se lit aisément et confirme l’ancrage de l’auteur dans la tradition littéraire algérienne inaugurée par Kateb Yacine et Mohammed Dib.  Véritable roman du contraste, il traduit l’être humain dans toute sa complexité, ses conflits intérieurs, ses espoirs et ses désillusions, ses peurs et ses quiétudes.  Fragments de textes et d’histoires, le lecteur se perd souvent entre les lieux et les époques, les amours et les aventures, car les histoires de ce roman «  ressemblent à une pelote de laine dont il est difficile de démêler les bouts de ficelles ». Chaque partie du texte porte une empreinte différente, un esprit particulier. Par le biais d’une mise en abyme extrêmement fine, les histoires se nouent et se dénouent pour ouvrir des portes communicantes, qui donnent sur les nombreux jardins secrets du roman.

Dans un formidable jeu de miroirs, les histoires enchevêtrées nous transportent souvent dans des sphères inattendues, des temps immémoriaux. Le lecteur est emporté,  vacille entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs. Nous côtoyons  alors les reliefs des villages de l’ouest algérien au même rythme que les gares brumeuses de France. De l’histoire d’Afulay dont le nom est une épopée à celle de Nicolas, le marin espagnol contraint de changer de nom pour plaire à une femme, Irena, qui est à son tour obsédée par les rues de Saint Petersburg, en passant par Augustin, un personnage dont la profondeur ne nous laisse pas indifférent, le lecteur voyage, en apesanteur, au milieu de cette profusion de personnages et d’événements. Les petites histoires qui alimentent le roman ne sont jamais détachées de la grande Histoire de l’Afrique du nord à laquelle l’auteur fait allusion tout au long du roman

Nous retrouvons dans ce roman un certain malaise  identitaire à travers lequel se déploie le contraste qui traverse le texte et le travaille en profondeur. Les crispations, les dénis et les haines identitaires qui peuvent être observés en Algérie et dans toute la région nord-africaine sont exprimés avec une finesse qui dit toute la complexité de la question. À travers ses personnages, Amin Zaoui a créé des tensions assez originales pour restituer les violences qui caractérisent les sociétés maghrébines. C’est le cas notamment de Afulay, qui ne se reconnait pas dans son prénom, et que se sent étranger à lui-même depuis qu’il a commencé à côtoyer l’école. Fils d’un homme instruit mais extravaguant, sa vie a été chamboulée depuis l’arrivée d’une famille de colons, les Gomez, dans leur village Heb Lemlouk, et la relation ambigüe qu’entretenait son père avec eux.  Il y a également Augustin,  né d’une rencontre extraordinaire entre « l’homme soleil », un étranger venu du sud et dont il ignore presque tout et Janine, une femme de grande sensibilité.  N’ayant jamais connu son père, Augustin exprime sa douleur intense dans un désir irrésistible de peindre le portrait de celui qui l’a « conçu comme on boit un café dans une terrasse ». Ce personnage est torturé par l’absence de son père et fait presque une fixation sur ce portrait. Dessiner «  cet homme qui n’a jamais existé », « qui habite en permanence » sa tête et « perturbe ses pensées » est devenu une obsession pour lui.

À travers ces personnages et bien d’autres dont les histoires sont racontées en fragments, le lecteur est face à une mise en récit d’une blessure narcissique, celle de l’absence du père, symbole de cette autorité structurante dont l’Afrique du nord est orpheline depuis la nuit des temps. Cette blessure narcissique, cette absence du père, se traduit, chez Augustin, par l’absence du père et, chez Afulay, par son indifférence à tel point que sa femme le désigne  par le pronom personnel « lui », « netta » en tamazight. Un «  lui » absent, délié.  « Lui, c’est mon père. Mon géniteur. Et depuis je me suis senti hanté par ce Lui. Je l’ai logé pour l’éternité dans ma mémoire, » s’exclame Afulay dans le roman. Mais les retrouvailles avec le père n’ont eu lieu que dans la mémoire d’Afulay et nom dans la réalité.

Derrière cette séquence fort emblématique de la profondeur historique de Canicule glaciale, Amin Zaoui met en scène deux univers. D’un coté, il parle de l’histoire de l’Afrique du nord en citant nombre de personnages historiques comme Apulée, Saint Augustin, Tarik Ibn Ziyad, Averroès,  et d’autre part, il relate les itinéraires fragmentaires de quelques personnages fictifs mais dont les noms renvoient à ces hommes de lettres qui ont marqué l’Afrique du nord et le monde : Afulay (Apulé de Madaure), Augustin (Saint Augustin), entre autres. Ce faisant, Amin Zaoui répare les dégâts de l’Histoire  par la fiction en redonnant à ces grands symboles de l’ouverture de l’Afrique du nord sur le monde, sur les autres cultures et religions, la place qui leur a été longtemps refusée  par la doxa officielle et les imamats du déni.

Par ailleurs, Canicule glaciale, se veut un engrenage d’histoires d’amour. Parcellaires,  brisées en mille fragments, mais des histoires d’amour assez singulières : l’amour charnel, l’amour platonique, l’amour des livres et des textes. Ballotant entre le sensuel et le sentimental, évoquant des amours interdites, gardées secrète et enfouies au plus profond des êtres, Amin Zaoui suggère que celles-ci grandissent souvent avec le temps, changent parfois mais ne vieillissent jamais, car « l’amour ne vieillit pas, il voyage d’un âge à l’autre ». Quant aux livres, il écrit que si « on aime les livres, on parvient à les lire avec le cœur avant les yeux », lit-on. Mais il s’agit aussi de l’amour des langues. Bien qu’écrit en français, ce roman est truffé de mots venant d’autres langues, arabe ou tamazight notamment, et qui jouent le rôle de mots « ambassadeurs » et parviennent à casser les frontières entre les langues et, partant, entre les hommes et les cultures qu’ils font et qui les font. «  Le mot Loubia que j’ai appris m’a métamorphosé ! Un  mot, un seul mot peut changer un homme, » fait dire l’auteur à un de ses personnages.

Canicule glaciale est le roman de tous les possibles. Roman de la colère qu’on ne peut maîtriser, de la solitude et de la souffrance, de la perte et de l’absence, mais aussi celui des retrouvailles et des consolations, des merveilleuses rencontres qui changent le plus souvent le cours de la vie et de l’histoire, il est un creuset de paradoxes qui, par la magie des mots et de la fiction, se retrouvent et s’enlacent dans la sérénité. L’oxymore donné en titre, « Canicule glaciale », illustre implacablement cette dimension paradoxale qui est, probablement, l’unique point de rencontre entre le monde réel et le monde fictif.

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