«Comment est née l’Algérie française: la belle utopie » de Jean-Louis Marçot
À la lumière d’une intense et longue enquête sur la construction de l’Algérie-française, Jean-Louis Marçot fait apparaître une intime relation entre le socialisme et le colonialisme. Dans une œuvre intitulée : Comment est née l’Algérie française (1830-1850), sous-titrée : La belle utopie, publiée en 2012 aux Editions de La Différence, il révèle que dès ses premiers frémissements, l’Algérie-française suit le cheminement d’une impasse, d’un non-lieu, d’une utopie. La philanthropie universelle du socialisme porte le drapeau d’une Atlantide artificielle, d’une utopie dont la destinée est vouée, dès le départ, à la disparition. En retenant deux dates historiques pour repenser le déclenchement de la guerre : le 14 juin 1830 et le 28 octobre 1839, jour où la France rompt le traité de paix avec l’Emir Abd-El-Kader, Jean-Louis Marçot souligne la position ambivalente du socialisme, qui a laissé politiquement s’établir un « indigénisme fondateur ». Il interroge le socialisme français qui n’a pas empêché l’apprentissage de l’infériorité contre un esprit de supériorité du Français à l’égard de l’autochtone algérien. « Cette fantasmagorie, ce délire de supériorité du colon, cet utopisme, constitue, selon lui, le socle de l’idée coloniale algérienne ». « L’Al-gé-rie-fran-çaise désigne la mère des utopies pour les socialistes, » affirme Jean-Louis Marçot. Mais qu’est-ce qu’un socialisme qui inscrit l’exclusion de l’autochtone au cœur de son projet politique ? Jean-Louis Marçot relève cette contradiction dans une habile et studieuse recherche historique.
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Au XIXème siècle, les socialistes se sont engagés favorablement pour le colonialisme. Lamartine fait l’apologie du colonialisme. Proudhon prêche la colonisation agricole. Les fouriéristes, apôtres de la mission civilisatrice et les saint-simoniens débordent, en théorie, d’amour pour l’humanité. Le socialisme devient, autour de 1840, l’idéologie reconnue du prolétariat tournée vers la colonisation. « Quand retombent les espoirs d’émancipation des peuples opprimés d’Europe et se crispe la situation sociale en métropole, l’Algérie devient en quelque sorte le débouché naturel du socialisme. Elle lui permet d’écouler son idéalisme, son progressisme, » souligne Jean-Louis Marçot. Mais le colonisé est le point aveugle des constructions socialistes, il est le grand absent de la colonisation prolétaire. Mythes et utopie continuent de façonner le corpus de l’esprit socialiste parce que, même si au cours de l’année 1848, l’hymne de la terre promise est lancé, l’Algérie deviendra une terre de fraternité entre Français qui ne laissera aucune place pour l’Algérien.
La rhétorique coloniste est puissante en ce milieu du XIXème siècle. L’algérisme est qualifié de colonisme. Un rapport demandé par l’Académie de 1839 résume : « Le modèle esclavagiste étant définitivement écarté (il reste cependant quelques colonistes pour lui conserver leurs suffrages), deux systèmes s’affrontent : l’un fondé sur l’exploitation des indigènes par eux-mêmes, avec l’aide de quelques troupes, à la manière des Anglais en Inde ; l’autre, qui consiste à substituer les colons aux naturels, comme ont fait les Américains ou les Boers. » Adolphe Blanqui, dans son cours d’économie industrielle, distingue la cohabitation de deux systèmes dans cette France Nouvelle : « L’un, fondé sur l’exploitation des indigènes par eux-mêmes, avec l’aide de quelques troupes, à la manière des Anglais dans l’Inde ; l’autre, qui consiste à substituer les colons européens aux naturels, comme ont fait les Américains des Etats-Unis en expulsant peu à peu les Peaux Rouges. »
En septembre 1832, l’article 713 du code civil français est mis en application. Toute personne sans acte de propriété est expropriée de ses terres. Le général Bugeaud instaure l’État de guerre avec le principe de responsabilité collective qui consiste à condamner la tribu entière lorsqu’un des membres commet une infraction. De terribles menaces militaires contre l’autochtone s’expriment dans tous les domaines. La plantation européenne s’opère de manière criminelle : le 11 juin 1844, le général Cavaignac procède aux premières enfumades ; le 18 juin 1845, le colonel Pélissier enfume 500 à mille femmes, hommes enfants, bétail, dans une grotte. Les habitants exterminés, des colons peuvent acquérir la terre par droit de déshérence. Plus la guerre dure, plus le sang est versé, et plus elle instaure des droits à la France sur cette terre, explique Sismondi. Mais l’armée recourt aux gueux « d’une sauvagerie à faire dresser sur la tête un honnête bourgeois. Il serait vraiment dangereux de faire rester maintenant ces bougres-là en France », révèle cyniquement de Montagnac en 1837. Cette « croisade » est avant tout fondée sur un souci d’expansion économique et de revitalisation du peuple français. En 1832, la Nouvelle France attire des Alsaciens, Allemands, Suisses, placés sur des terres séquestrées. « La colonie attire en règle générale de gré ou de force les militaires, fonctionnaires et colons les moins civilisés d’Europe, » souligne l’auteur. Jean-Louis Marçot relève une autre incohérence : « Comme le juge Marion de Bône semble troublé par les reproches d’enrichissement dont Enfantin, à l’instar des Talabot ou Rothschild se trouve visé, le maître saint-simonien répond que colonisateurs ou industriels n’ont pas à rougir de prendre des concessions pour les revendre ensuite avantageusement. » Les civilisés débarquent en Algérie ou plutôt, la guerre s’installe pour protéger des spéculateurs affamés. L’Algérie française nage dans un mythe politique, tenu par des militaires qui entretiennent le rêve national dans le règne d’un égoïsme social européen. François Lange, reconnu par Jaurès comme le premier socialiste, affirme que le « peuple français sera le maître du monde et le sauveur de tous les peuples sans efforts, s’il est le premier à mettre sur l’horizon une flotte ascendante. Avec une armada de mille ballons dirigeables, on pourra pulvériser une armée de cent mille esclaves, sans qu’il en coûte la moindre égratignure à un Français. «
Et sur le plan culturel, s’agit-il pour les socialistes de civiliser l’autochtone ? Jean-Louis Marçot précise que les Arabes ou Kabyles savaient lire et écrire à une époque où les Français étaient analphabètes.
Parmi les socialistes, Proudhon déclarera à la fin de sa vie, saisi par la terrifiante prise de la smala du peintre Horace Vernet : « Les trente-trois années de l’occupation algérienne sont une honte pour la France ». Seul un anti-algériste fera exception durant toute sa vie à ce projet colonial : Auguste Comte, philosophe de gauche, qui s’oppose formellement à la colonisation. Dans son Catéchisme positiviste, il déclare : « J’ose ici proclamer les vœux solennels que je forme, au nom des vrais positivistes, pour que les Arabes expulsent énergiquement les Français de l’Algérie, si ceux-ci ne savent pas la leur restituer dignement. »
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À la fin de sa longue investigation historique, Jean-Louis Marçot renvoie le lecteur à des questions pertinentes d’actualité.
Jean-Louis Marçot, Comment est née l’Algérie française (1830-1850) La belle utopie, Éditions de la Différence, Paris 2012. (951 pages)
Fadela Hebbadj enseigne la philosophie à Paris. Écrivaine, elle a publié aux éditions Buchet-Chastel Les ensorcelés et L’arbre d’ébène. Le chant des mères, son prochain roman, va paraître incessamment.
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