Fahla, un roman-poème
Au-delà des aventures narratives et des épisodes descriptifs esquissés dans le roman, le titre Fahla est provocateur et évocateur. Provocateur parce qu’il suscite plusieurs interrogations sur le choix de ce nom : il ne ressemble ni à Nedjma de K. Yacine, ni à Mme Bovary de G. Flaubert, il est une transmutation d’un qualificatif en substantif, ce qui lui confère une charge sémantique et une rhétorique évocatrice. Évocateur du fait qu’il interpelle une étude stylistique comme l’anagramme : « Fahla » est la conversion phonique de « Hafla », où la femme battante transforme son destin morose en « hafla » (fête), elle change le malheur en bonheur, l’isolation en consolation et l’exode en exutoire. Ce procédé d’écriture est clairement affiché dans le roman de Mouloud Feraoun (Le Fils du pauvre 1950) à travers l’inversion des lettres déguisant l’identité de l’auteur derrière celle du protagoniste : « Menrad Fouroulou » pour Mouloud Feraoun.
Le roman Fahla écrit en « algérien » est polyphonique et polysémique : il véhicule une lecture plurielle et diverse. L’algérien est une langue utilisée par l’écrasante majorité des locuteurs. Cette notion – l’algérien ou la langue algérienne – se substitue aux dénominateurs péjoratifs tels que daridja, langue impure, langue de la rue… qui véhiculent une image discriminée sur la ou les langue(s) de socialisation. En effet, cette langue identifie ses locuteurs et reflète leur véritable identité psychosociale, étant donné que la langue n’est pas (uniquement) un outil de communication[1] mais (aussi) un lieu où se forgent l’intellect et l’affect de l’individu. Ce rapport vital entre langue et cognition constitue le nœud focal et le cordon ombilical qui lie Fahla à ses lecteurs.
Et comme chaque culture possède des culturèmes (Collès 2010) ou des propriétés culturelles intrinsèques, la traduction des pratiques sociales vers d’autres langues peut réduire le sens, voire le trahir. C’est la raison pour laquelle Fahla tente d’embrasser autant que possible la réalité sociale par sa manière (le déroulement des péripéties) et sa matière (le style d’écriture). « El youm ddfina entâa El Goual » (p. 9), «Had erraqi entâa elgaraj lazem ikhaless » (p. 85), « nenchrou ezzine f had el Waâda Lekbira » (p. 176)… En sus de ces termes spécifiques qui dénotent certaines pratiques propres au contexte maghrébin en général et à la société algérienne en particulier, les noms des personnages sont imbus d’une particularité sémantique (onomastique) comme Wahyba (talentueuse), Zahra (fleur), Hassoun (cheb Hasni), Bahya (radieuse)…
La production littéraire n’est jamais faite ex-nihilo, le texte est toujours en relation avec d’autres textes. De ce fait, « nul texte ne peut s’écrire indépendamment de ce qui a déjà été écrit et il porte, de manière plus ou moins visible, la trace et la mémoire d’un héritage et de la tradition » (Piégay-Gros, 1996 : 7). Le phénomène d’intertextualité (J. Kristeva 1960 et G. Genette 1982) est fortement imprimé dans l’œuvre de Rabeh Sebaa : il marque nettement le roman de Fahla à travers le retour à la mémoire artistique de la chanson algérienne. De nombreuses figures de palimpseste y sont convoquées implicitement et explicitement : « Gaâ ensa ma ijouch kima entouma. Alla khater maâkoum leblad rahaâarfa belli mazal l’espoir » (p. 15) ou à travers l’accès aux textes des grands poètes comme Cheikh Mohamed Ould Belkheir, Elkhaldides… « Etssanttou lechioukhkoum, âazou enssakoun, ou maddou esslahkoum » (p. 14). « Wahran ya men tssal Wahran Tarjaâ lelkhir ou essâada kif ezzman… » (155). Ce procédé illumine cette création littéraire et rehausse le plaisir de ceux qui la découvrent.
Au-delà des relations qui s’entrecroisent en son sein, le roman entretient, en outre, des rapports avec d’autres genres notamment la fable où chaque chapitre s’achève sur une scène pleine de sagesse, faisant penser aux fables de Jean de La Fontaine et d’Esope. « Laqqrraya el mesmouma Ettroud eddounia magnmouma » (p. 22) « Ezzine iddawi esghar ou lakbar Lazem Ikoune hadder ellil mâa enhar » (p. 33) « Ezzine inehhi leghbina Ou irred lemîicha ebnnina » (p. 144)…
Fahla peut être qualifié de roman-poème ; il peut donc s’assimiler au poème dans la description et la narration : les phrases colorées d’une tonalité rimique et rythmique annonçant la fin de chaque partie : « El farha ou ezzine Hidaya men rab el âalamine » (p. 43). « Ezzine el mesrrar Ettefi ennar. Ezzine el mesrrar Inawer eddar. Ezzine elmesrrar Ittawel laâmar. » (p. 50). Ces phrases illustrent fort bien la proximité de ce roman avec le poème.
Il est aussi un creuset plurilinguistique où plusieurs langues coexistent, s’enchevêtrent et s’emboitent. « Hna bghina bach wladna ikabrou f wast ezzine ou el houb ou el farha ». Ces mots usés par les locuteurs résidant à l’ouest de l’Algérie. « […] echakhssiya dyal ettifl takbar mlih f wast ezzine ou el houb ou el farha ». Ces mots peignent le discours des locuteurs habitant dans les villes du centre de l’Algérie. Nous remarquons que le roman est marqué aussi par l’insertion de certains vocables français tout comme les discours quotidiens, où la langue française est quasiment présente dans les communications des locuteurs. « Issemouha Foyer des travailleurs… » (p. 65), « Les blocs lokhrine… » (p. 116), « dekhlouni f el garage… » (p. 126).
Par ailleurs, la lecture de Fahla éveille un intérêt particulier envers le patrimoine culturel notamment la poésie populaire, en citant quelques noms : Echeikh Belekbir, Kadda Oul lahmar Lahia, Bakhti, Sidi Lakhdar Benkhlouf… Effectivement, l’évocation de ces faiseurs de poésies et ciseleurs de mots dans un texte écrit en algérien laisse entrevoir l’importance de la restauration de la poésie orale à travers la transcription textuelle des discours rapprochant la narration de l’énonciation, le signifiant du signifié, la locution du locuteur.
Comme la littérature est un support pour la création mythique, en nous appuyant sur la mythocritique initiée par Mircéa Eliade, nous pourrions interpréter également Fahla comme l’éternel conflit entre le bien et le mal, la beauté et l’obscurité. Convoqué consciemment ou inconsciemment par l’auteur, cette confrontation est illustrée dans les mythologies grecques notamment à travers l’opposition manifeste entre Apollon et Dionysos.
Nous pouvons l’inscrire dans le courant postmoderne qui brise le carcan traditionnel de l’écriture-norme. Fahla transgresse les règles en recourant au « prétexte narratif » à travers la circulation des séquences convoquant l’écriture fragmentée katébienne (Nedjma 1956 et Le Polygone étoilé 1966). Nous y trouvons des séquences oppositives et des séquences-répliques qui font avancer l’action et la narration. « Hetta hiout el maqabra haznine. Ou laghyam elbess lakhal » (p. 9). Ce fragment narratif s’oppose à une séquence racontant l’intervention d’un nouvel actant (élément perturbateur) « -Chkoun entiya […] – Ana issamouni Fahla […] » (p. 11) qui marque l’accès à un univers de bien et de beauté. « -Zeghertou ! zeghertou ! […]Ou gaâdou iddourou bihoum bezzef el fartattouyat et bouyed ou wahddine emzzawqine […] » (p. 15) « darwak gaâ leblad bdat etchek. Hetta echioukha walaw yansaw el waqt ezzine […] » (p. 16)
Enfin, le roman retrace un parcours de changement d’un état obscur dominé par des pratiques, des us et des lois d’exclusion « Khattrat iâass fellil mâa Äasker Eddlam. » vers la renaissance d’un univers couvert de beauté, de bonté et d’acceptation. « Ki tetbessem Fahla, eddenya kamla tetbessem. Ki tetbessem Fahla eddenya tezyane ou tahla » (p. 187)
Références bibliographiques
Abdou Elimam (2015). Le maghribi, alias « ed-derija » (La langue consensuelle du maghreb, Edition Frantz Fanon, Tizi-Ouzou, p. 21.
Friedrich Nietzsche (1872). La Naissance de la tragédie, Sigma Edition.
Luc Collès (2010). De la culture à l’interculturel-Panorama
des méthodologies. http://alainindependant.canalblog.com/archives/
2010/03/11/17158445.htm
Nathalie Limat-Letellier (1998). « Historique du concept d’intertextualité », dans L’intertextualité, Coll. Annales littéraire, Presse universitaires de Franche-Comté, pp. 17 – 64. URL : https://books.openedition.org/pufc/4507?lang=fr#authors
Nathalie Piégay-Gros (1996). Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996.
Nathalie Piégay-Gros (2006). « Le palimpseste de l’Histoire », dans Cahier de narratologie. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/344
Rabeh Sebaa, Fahla (2021). Éditions Frantz Fanon, Boumerdès, 2021.
Auteurs
Besma BOUDINA, doctorante en didactique du FLE, Université de Bejaia.
Youcef BACHA, docteur et enseignant-chercheur en Sociolinguistique et didactique des langues, Université de Blida2
[1] Chez certains linguistes comme Abdou Elimam, la langue n’est pas un outil de communication, car l’outil est, par définition, extérieur à l’homme.
L’algérien est une langue utilisée par l’écrasante majorité des locuteurs. plus que çà! L’Algérien est une langue utilisée par LA TOTALITE DU PEUPLE ALGERIEN, pas seulement par l’écrasante majorité.