« Il faut revenir aux fondamentaux de la mission de l’École » (Khaoula Taleb El Ibrahimi, linguiste)
Ayant été une des signataires d’un appel intitulé Sauver l’école, Khaoula Taleb El Ibrahimi, Professeur universitaire, spécialiste de linguistique, met l’accent sur la nécessité de se tourner vers l’école algérienne, revoir ses méthodes, ses enjeux et ses objectifs. Ainsi, elle invite à la désidéologiser et la sortir des marasmes dans lesquels elle patauge depuis des décennies. « Malheureusement, les calculs idéologiques, la volonté de contrôle de la société à travers les choix en matière d’éducation et le déficit des pratiques démocratiques n’ont fait qu’accentuer le marasme dans lequel vit notre système éducatif dans tous ses paliers du primaire au supérieur », estime-t-elle.
Vous venez de publier, en compagnie de plusieurs autres universitaires et intellectuels algériens, un texte intitulé Sauverl’école, dans lequel vous prévenez des dangers qui guettent l’école algérienne et son avenir, ainsi que la nécessité de changer. Selon vous, depuis quand l’école algérienne vit-elle ce dérapage ?
Je suis comme la plupart de ceux qui ont signé le texte avec moi des enseignants chercheurs exerçant depuis des années et du plus loin que je m’en souvienne donc depuis la fin des années soixante dix, il y a eu des voix qui ont alerté l’opinion publique sur la question de l’Ecole et de ses enjeux dans le développement de notre pays. Je vous renvoie aux fameux articles de feu Mostafa Lacheraf parus en 1977 et 1978 dans la presse de l’époque. Le constat qu’il établissait pourrait être repris encore aujourd’hui. Malheureusement, les calculs idéologiques, la volonté de contrôle de la société à travers les choix en matière d’éducation et le déficit des pratiques démocratiques n’ont fait qu’accentuer le marasme dans lequel vit notre système éducatif dans tous ses paliers du primaire au supérieur.
J’ai eu plusieurs fois à intervenir sur cette question surtout depuis les années quatre vingt dix ainsi que certains des amis cosignataires du texte mais aussi beaucoup de collègues et spécialistes de l’éducation. Vous trouverez dans la presse écrite et on line énormément de contributions et je voudrais rendre hommage ici à certains d’entre eux qui n’ont jamais cessé d’alerter l’opinion publique à ce sujet. Le plus tenace d’entre eux étant mon ami Ahmed Tessa.
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Vous notez également qu’il existe à l’école algérienne un discours dominant, celui des « salafistes », encouragé par les mentalités d’« arabité-islamité » que subit l’Algérie depuis des décennies. Par quel moyen peut-on faire face à ces phénomènes ? Quel serait le rôle de la société et de la famille dans cette lutte ?
Je crois que nous proposons dans le texte des pistes de réflexion et d’action. Il y a plusieurs leviers : le choix des contenus, les méthodes et les choix épistémiques qui déterminent les conduites d’enseignement et d’apprentissage pour casser le modèle dominant fondé sur l’accumulation des connaissances sans esprit critique ni éducation du raisonnement, la formation des enseignants qui doit évoluer avec l’évolution des savoirs en psychologie, éducation et pédagogie. En un mot, revenir aux fondamentaux de la mission de l’Ecole qui est celle de former des citoyens capables de relever les défis de ce monde et non pas des sujets dont le seul objectif serait de vaincre la peur de l’au-delà.
La famille et la société ont bien sûr un rôle fondamental dans la mesure où elle dot contrôler ce qui se passe dans l’Ecole mais encore faut-il qu’elles en soient conscientes et qu’elles ne soient pas elles-mêmes victimes « consentantes » du dogme salafiste.
La langue de l’enseignement est aussi une problématique que soulève l’appel Sauverl’école.« La langue arabe est, chez nous, mal parlée, mal apprise, parce qu’elle est sans contenu, aussi pauvre et sèche qu’un filet d’oued saharien. »Doit-on entreprendre un projet de changement de l’arabe, langue d’enseignement en Algérie ?
Il ne s’agit pas de changer la langue. On ne change pas une langue, on peut l’aménager, faire des choix langagiers, de contenus et de textes dans un sens qui permette d’enseigner cette langue d’une manière moderne, active, vivante et dynamique car cette langue se parle, s’écrit tous les jours et évolue par les productions des écrivains et des scientifiques qui la pratiquent dans les différents domaines de la connaissance. Mais une langue charrie aussi une profondeur culturelle, historique et scientifique qui nous permet de lier notre présent à un passé riche dans le sens où il fait prendre conscience aux jeunes Algériens qu’ils sont le produit d’une histoire millénaire. La langue arabe ne doit pas être érigée en totem ou en tabou, c’est une langue vivante comme toutes les autres langues du monde.
On parle depuis longtemps de la langue algérienne, ou le maghribi comme dirait Abdou Elimam. Un roman écrit dans cette langue, du professeur en anthropologie linguistique, Rabeh Sebaa sortira bientôt. Que pensez-vous de cette démarche ? L’algérien, sera-t-il un jour enseigné aux écoles ?
Pour moi, il n’y a pas une seule langue algérienne mais trois, l’arabe dans toutes ses variétés, le tamazight dans toutes ses variétés et le français tel que le pratique les locuteurs algériens Ces trois langues sont là, elles sont utilisées tous les jours. Ceci étant dit, la darija comme nous l’appelons chez nous est une variété insuffisamment promue dans le discours politique et médiatique alors même qu’elle est la première langue de socialisation de la majorité de nos compatriotes et que tout ce qui peut œuvrer dans le sens de sa promotion est à encourager. Je ne crois pas pour ma part qu’il faille l’enseigner à l’école car elle est déjà pratiquée par les locuteurs dès leurs premiers apprentissages mais elle peut servir de levier pour l’accès aux autres variétés de la langue arabe. Je ne vous assommerai pas avec tous les arguments qui plaident en faveur de la darija. La littérature scientifique là aussi est abondante. Le problème réside dans le fait que les organes et structures de décision chez nous ignorent cette littérature ou ne veulent pas en prendre connaissance.
La langue et culture berbères, deux entités qui font l’algérianité multiple de chacun de nous, sont absentes de l’école algérienne. Votre appel réitère la nécessité de les intégrer sérieusement dans les programmes éducatifs. Quels seraient les bienfaits de cette démarche qui a tant fait « peur » à l’Etat ?
Elles ne sont pas véritablement absentes mais il faut redoubler d’effort pour les sortir du ghetto dans lequel on veut les cantonner. Cela suppose un travail de profondeur de toutes les élites quelles que soient leur langue de production intellectuelle pour réduire les peurs dans la société et dans les structures de gouvernement pour accepter la pluralité et la diversité qui font la richesse de notre nation. Mais il manque un préalable important à ce travail, l’instauration d’une véritable vie démocratique dans notre pays.