La morale ou la marmite ?

L’école primaire du Square Flinois dans le centre-ville de Saïda m’avait ouvert les bras pour ma première rentrée des classes en 1957 ; elle portait le nom de Jules Ferry (1832-1893). Cet « homme d’Etat français qui a révolutionné l’école avait été l’auteur des lois restaurant l’instruction obligatoire et gratuite ; il fut aussi un franc-maçon notoire, député, président du Sénat, maire de Paris, en même temps que partisan de l’expansion coloniale et du devoir de civiliser « les races inférieures » ; il était le promoteur de l’École publique laïque et un des pères fondateurs de l’identité républicaine française ».

Ni mes parents ni mes grands-parents, et encore moins mes arrière-grands-parents, ne connurent pareil bonheur d’être scolarisés. L’École de la République française leur était fermée, soit directement par la loi depuis bien longtemps, soit indirectement par les déterminismes sociaux depuis les années 1940 où l’étau colonial s’était pourtant légèrement desserré. Avant cela, « de nombreuses réformes prônées par l’État français relatives à la scolarisation des enfants indigènes ainsi que toutes les réformes allant dans le sens de l’émancipation des musulmans d’Algérie étaient bloquées par la volonté du lobby colonial qui estimait ces réformes inutiles ».

Mon école à moi était majoritairement composée d’enfants de pieds-noirs, de juifs séfarades, de notables indigènes triés sur le volet et aussi d’une toute petite poignée d’autres enfants n’appartenant pas à ces catégories-là mais bénéficiant d’un passe-droit de circonstances : père ou grand-père ancien combattant, petit fonctionnaire ou assimilé, commerçant bien en vue, auxiliaire de police ou de l’armée, homme ou femme à tout faire auprès des grandes familles, etc. Le reste des enfants, tous musulmans, étaient dirigés principalement vers l’école primaire Charles Jonnart de la rue Gallieni, appelée aussi « l’école indigène » et située dans le quartier populeux de Boudia. Un enseignement adapté y était dispensé, selon la formule consacrée, pour ne pas dire un enseignement discriminatoire et biaisé par définition parce que volontairement spécifique, limité, orienté. L’École publique obligatoire pour tous, celle prônée par le même Jules Ferry, n’était pas accessible aux enfants musulmans, « le dualisme scolaire n’avait ouvert les portes à ce type d’école qu’au dixième seulement d’entre eux » et très tardivement.

Ce travers en matière d’égalité et d’éducation fut dénoncé par d’autres hommes politiques français, à l’instar de Charles Jonnart (1857-1927). Ce « sénateur et ministre français des affaires étrangères avait tenté, sans succès, d’assouplir le code de l’indigénat en Algérie, un système racial inique qui confinait les indigènes algériens dans un statut de race inférieure » ; il perdit ce combat contre des autorités coloniales locales trop puissantes.

Le contraste entre les deux enseignements était abyssal car si les matières enseignées à l’école Jules Ferry étaient identiques à celles des écoles de métropole, ce n’était, hélas, pas le cas de « l’école Jonnart », comme nous l’appelions, et dont « la finalité était d’améliorer la qualification de la main d’œuvre indigène algérienne pour répondre aux besoins de la colonisation. Il ne s’agissait nullement de former un futur citoyen mais de donner dans le moins de temps possible des connaissances positives et pratiques immédiatement utilisables ». Autrement dit, un vernis à peine visible comme formation initiale pour répondre aux besoins en ressources humaines exigées dans l’urgence par le développement colonial. Rien de plus. Avec en prime, une image de l’École indigène peu reluisante. Les élèves de l’école Jonnart par exemple subissaient à chaque rentrée scolaire les campagnes anti-poux qui se déroulaient devant le grand portail d’entrée, où des instituteurs, aidés par des agents de service communaux, leur flytoxaient le crâne et le haut du corps avec un insecticide qui sentait mauvais. Pas ceux de l’école Jules Ferry. Jamais. Impensable.

Et puis le niveau scolaire n’était pas le même non plus. En fin d’année d’une classe de CM1, cours moyen 1ère année de l’école Jonnart par exemple, la maîtresse questionna un jour ses élèves : « Qui peut me donner un synonyme de morale ? » Une question bien difficile, le niveau d’abstraction des mots « morale » et « synonyme » étant très élevé pour des élèves âgés d’à peine neuf ou dix ans et dont la langue maternelle n’était pas le Français. Un élève courageux, voulant d’abord s’assurer qu’il avait bien compris la question, osa : « ça commence par meu, Madame ? » « En effet, ça commence bien par la lettre m », lui répondit la maîtresse, l’encourageant dans son élan. « Alors, c’est la marmite, Madame », lui répondit l’élève. « Comment ça la marmite ? C’est une plaisanterie j’espère ; peux-tu m’expliquer pourquoi ? » questionna la maîtresse. « Tous les deux commencent par meu, Madame », ajouta magistralement l’impétueux.

Quant à se demander ce qui lie morale et marmite, beaucoup de psychologues et de pédagogues du monde de l’éducation sont formels là-dessus : l’étendue du vocabulaire d’un enfant scolarisé dépend fortement de la qualité de l’enseignement qui lui est dispensé et surtout de la richesse de son environnement familial, social et culturel. Alors, en effet, dans ce contexte et à cette époque, la marmite évoquée par l’élève de Jonnart avait bel et bien un lien avec la morale.

Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

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