« La littérature d’expression algérienne sera novatrice et fondatrice » (Rabeh Sebaa, écrivain)
Ayant écrit un roman en daridja (langue algérienne) intitulé Fahla, Rabeh Sebaa, sociologue, chroniqueur et nouvelliste pense que le parler algérien « n’est pas un arabe dégradé. Ou un arabe périphérique. Je ne le répéterai jamais assez, l’algérien est une langue à part entière. L’algérien est une langue avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique.» Il estime également, outre le caractère polymorphe de sa langue d’écriture, que « toutes les graphies de l’univers sont porteuses de beauté. L’écriture en caractères des deux langues (arabe et latin) rend le texte non seulement plus beau, mais plus accessible au plus grand nombre. »
Vous venez de publier un roman en algérien, ce que l’on appelle communément eddardja, aux éditions Frantz Fanon. Comment vous avez eu l’idée de le faire ?
Je dois tout d’abord exprimer mon aversion à la fois placide, pondérée, mais déterminée, contre le recours ou l’usage du mot « eddarja » qui prétend maladroitement correspondre à l’équivalent de la notion de dialecte en français. Tous les deux charrient, présomptueusement, une forte et malodorante péjoration. La marque de mépris pour les langues non souverainisées, les langues non officialisées, les langues non admises dans la cour du pouvoir. Bref, les langues minorées. Comme l’algérien. C’est ça le dessein, pour ne pas dire la mission, politico-sémantique de la notion de « Darija ». Alors que les langues reconnues par les pouvoirs politiques sont, immanquablement, affublées de statut de « conjoint du pouvoir » comme le dit, fort justement, Antonio de Nebrija. L’algérien n’est pas un conjoint linguistique du pouvoir. Mais n’est pas un dialecte non plus. L’algérien n’est pas un arabe dégradé. Ou un arabe périphérique. Je ne le répéterai jamais assez, l’algérien est une langue à part entière. L’algérien est une langue avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques. Il est, à présent, temps de se débarrasser de cette gangue d’opacité mortifère ou plus précisément mortifiante. Une gangue à la fois mystificatrice et castratrice, qui veut assexuer la langue algérienne. Comme elle l’a fait pendant des décennies pour les langues de matrice amazighe. Au point d’incarcérer abusivement et arbitrairement des amazighiphones. Juste pour un délit de parole. Juste pour un Awal comme dirait Mouloud Mammeri. La langue algérienne ne doit pas subir le même sort. La langue algérienne doit donner des ailes colorées à ses mots. Des ailes indomptablement déployées. La langue algérienne doit briser ses suffocantes muselières. La langue algérienne est vivante et entière. L’algérien est une langue d’avenir car elle est d’une souplesse syntaxique et d’une capacité d’absorption lexicale très rare. Il suffit d’entendre la multiplicité colorée de ses sonorités. La plupart des autres langues sont prisonnières de la rigidité de leurs règles grammaticales et syntaxiques. Ce n’est pas le cas de l’algérien. L’algérien est ouvert à toutes les réceptions, à toutes les variations et à toutes les déclinaisons. Les linguistes avertis savent que dans l’algérien il existe des mots de l’époque punique, libyque, des mots arabes, turcs, espagnols, italiens, français et beaucoup de vocables puisés dans les différents idiomes berbères. C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet de publication du premier roman en algérien comme l’un des jalons d’une littérature d’expression algérienne. Le premier roman publié. Car je sais que plusieurs textes, dans différents domaines, littérature, poésie, théâtre,… ont été écrits en algérien, mais tous sont restés confinés dans l’obscurité et l’exigüité des tiroirs. Ce premier roman publié grâce au courage et à la clairvoyance des Éditions Frantz Fanon, ouvrira la voie à l’objectivation d’une littérature d’expression algérienne. Une littérature qui viendra conforter celle qui existe déjà en arabe, en français et en tamazight. Une littérature qui élargira le champ de tous les possibles et de toutes les audaces littéraires. Toutes les audaces de dire. Toutes les audaces d’imaginer. Et toutes les audaces d’écrire. Autrement et plurielement.
En Algérie, il n’y a aucun roman écrit en algérien alors que c’est la langue la plus parlée du pays. Comment expliquer une telle négligence de la langue qui porte l’intimité de plusieurs millions d’Algériens, voire de Maghrébins ?
Plus qu’une négligence, il s’agit d’une oppression ou plus précisément d’une oppressante occultation. C’est la force et le poids de l’oppression politique qui a, d’emblée et dès les premières heures de l’indépendance politique, imposé le choix de l’arabe formel orientalisé. Un arabe décharné. En recourant à une sorte de coopération ethnique avec les pays du Moyen-Orient et dont la présence durant plusieurs années dans les cycles primaire et secondaire, a totalement démantelé puis perverti le système éducatif algérien. J’ai consacré un ouvrage aux dégâts causés par ce qu’on a appelé l’arabisation (Arabisation et sciences sociales, Edition L’Harmattan, Paris-Montréal, 1996) et qui continue à causer des dégâts. On a voulu sacrifier la sensibilité de l’algérien à une supposée souveraineté de l’arabe. Alors qu’en Algérie, il n y a pas que des Arabes. En Algérie, il n’y a pas que des musulmans. En Algérie, il a toujours existé une multiplicité ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. On a voulu étouffer les langues de la quotidienneté au profit d’une langue de la formalité. Jusqu’à présent, la langue arabe est la langue du formel et rien d’autre. La vie de tous les jours, les peines, les joies, les rêves, les amours, les mouvements citoyens, come le Hirak, se vivent en algérien ou dans l’éventail des langues amazighes. Le fait qu’il n’existe aucun roman écrit en algérien indique le poids et la force de l’interdit qui a frappé cette langue. La force matérielle des instruments institutionnels, opposée à la fragilité des élans littéraires, poétiques et imaginationnels. Un combat inégal ayant pour objectif de confiner les élans libres et désordonnés de la création et de l’imagination de la langue algérienne hors de toute possibilité de promotion. Une politique délibérée de la castration.
Beaucoup d’observateurs considèrent l’algérien comme une sous-langue alors qu’il suffit d’écouter les cheikhs du chaabi, du hawzi, d’el andalous, etc. pour relever le génie de cette langue et sa puissance littéraire. Vous concernant, est-ce que vous écrivez dans le prolongement de la poésie melhoun ou vous utilisez la langue populaire en usage actuellement dans les villes et les villages du pays ?
Parler de « sous langue », c’est reconduire l’argument fallacieux des promoteurs de l’arabisation bêtifiante qui, par paresse de l’esprit, avait reconduit la notion de « diglossie » forgée par Fergusson et qui considérait qu’il pouvait exister une partie haute et une partie basse dans une même langue, une partie écrite et une partie orale, une partie académique et une partie comique, une partie pour la connaissance et le savoir et une partie pour la rue. Cette notion de diglossie est depuis longtemps frappée de caducité en linguistique et en sociolinguistique. Vous faites bien de citer El Melhoun qui est une parfaite illustration du génie de la langue algérienne. Des qacidates d’une grande beauté ont été écrite sur l’amour, l’honneur ou la bravoure et qui n’ont pas pris une seule ride. On peut toujours les lire ou les écouter avec la même délectation. C’est le cas également du chaabi, du hawzi, du aâroubi ou de la musique savante qui est el andaloussi. L’écriture en algérien intègre toutes ces dimensions. La sensibilité des quotidiennetés, mêlée à la force de l’imaginativité. Le melhoun qui sort des entrailles du terroir, assure la dimension esthétique à cette écriture tout en restant à la fois audible et accessible. Sans prétention rhétorique élitiste.
Dans votre roman, Fahla, vous racontez l’histoire de femmes ayant bravé les interdits pour s’autoriser tout ce qu’elles ne pouvaient pas faire jusque-là en pleine période de terrorisme. Les défis sont-ils plus savoureux quand ils prennent les tournures de l’impossible ?
Braver l’interdit en allant à l’assaut du possible procure plus de jouissance en effet ! Notamment lorsque la jouissance d’être et d’exister est bafouée au nom de dogmes et de vérités fondées sur un moralisme frelaté. Fahla est bien entendu le nom du personnage principal et qui est, comme on le sait, le symbole de l’endurance et de la résistance, mais c’est également une métaphore pour désigner le courage de tout un pays, « blad fahla », qui ne plie pas devant une succession d’agressions et de forfaitures de toute nature, qui s’acharnent à lui bander les yeux et à lui obturer tous les pores de respiration. Ces femmes symbolisent la force, la vigueur et la puissance du combat pour le désir de vivre. Une lutte pour le droit d’exister dans la dignité et la liberté, mais également pour une réhabilition de la beauté. Un combat pour le droit de cité de la beauté. La beauté de vivre, d’aimer, d’écrire et de rêver. Le droit à la joie. D’ailleurs Fahla est l’anagramme de Hafla qui signifie fête. Ces femmes luttent pour que la vie soit une fête. Et pour que leur pays respire la fête en non pas la désolation que veulent lui imposer les propagateurs des ténèbres ou une engeance régnante sans foi ni loi.
Vous transcrivez l’algérien dans votre écriture en caractères latins et en caractères arabes. Pourquoi ce choix ?
Les deux, ce qui constitue une grande richesse graphique. Mais également une diversité esthétique. Toutes les graphies de l’univers sont porteuses de beauté. L’écriture en caractères des deux langues rend le texte, non seulement plus beau, mais plus accessible au plus grand nombre. Cassant ainsi la dichotomie discriminatoire instaurée, durant longtemps, par le couple, de sinistre mémoire, arabophonie –francophonie, outrageusement instrumentalisé par les tenants d’une arabisation forcenée. Et surtout tourner le dos à un faux débat aux relents polémiques qui pollue copieusement l’écriture en tamazight au détriment de son universalisation. La littérature d’expression algérienne sera écrite en caractères arabes, latins et tifinagh et en d’autres caractères. En attendant de trouver un spécialiste des hiéroglyphes pour la transcrire.
Une écrivaine tunisienne, Faten Fazaâ, auteure tunisophone, est devenue un phénomène social en Tunisie. Elle a vendu son premier roman en tunisien à plus de 30 000 exemplaires. Est-ce, selon vous, dû à sa langue d’écriture ?
Tout à fait. Il existe bien du théâtre, des chansons et une poésie dans ces langues. Il manquait une littérature. Une littérature qui est porteuse d’une sensibilité et d’un affect qui prend ancrage dans la quotidienneté. Une littérature d’expression amazighiphone, voire une partie de la littérature d’expression française, ont réussi à exprimer cet habitus, mais les deux restent limitées aux seuls locuteurs des deux langues. Ils se trouvent que les amazighiphones comme les francophones de ces trois pays, parlent dans leur grande majorité la langue de chacun de ces pays. Ce qui signifie que le lectorat de la langue de sensibilité est nettement plus large et plus dense.
Qu’est-ce que l’algérien, le tunisien, le marocain ou ce que le linguiste Abdou Elimam appelle le maghribi, peut exprimer et que l’arabe classique et le français ne peuvent pas dire ?
Il est à présent admis par tous les linguistes sérieux, que la langue maternelle ou native joue un rôle fondamental dans le développement de la connaissance, de l’expression et partant de la personnalité de l’enfant. Cela fait des années que nous plaidons avec mes amis Abdou Elimam et Khaoula Taleb Ibrahimi, pour intégration de l’algérien à l’école. Des instances internationales comme l’Unesco ou l’ONU, qui connaissent nos travaux, le recommandent en se fondant sur des études scientifiques pour d’autres pays. Les langues maternelles, natives, premières ou langues de socialisation sont parlées à la prime enfance. L’usage habituel du singulier pour ces langues est indubitablement réducteur, dans la mesure où l’on peut apprendre deux, voire trois ou plusieurs langues maternelles. C’est le cas notamment des enfants d’immigrés, apprenant la langue des parents et celle(s) du pays d’accueil ou encore, celles pratiquées dans le milieu familial où deux langues voire trois, sont utilisées simultanément (algérien/français, algérien/arabe, berbère/français ou algérien/berbère/français/arabe pour le cas de l’Algérie). La situation se complique quand la langue de l’apprentissage scolaire n’est aucune de celles-ci. L’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel pour l’école algérienne. Au détriment de toutes les langues minorées[1]. Cet apprentissage linguistique a pour finalité l’accès à des contenus de connaissance, sous forme de messages pédagogiques. Dans ce cas de figure, la ou les langues maternelles déjà acquises, sont en situation de relégation, c’est-à-dire frappées d’inutilité, voire de « fautivité » pour l’accès au message pédagogique. Leur minorisation volontairement institutionnelle ou institutionnellement volontaire, crée une situation de double contrainte. La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et par conséquent, le développement de son langage. Ce dernier est, comme on le sait, une faculté humaine qui se distingue des langues constituées. Les recherches les plus éprouvées admettent la nature biologique du langage. Son façonnage par le procès de socialisation aboutit à la formation de sonorités alliant sons et sens, qui prennent ancrage dans l’« habitus » environnant. Les premiers balbutiements, les babillages et les gazouillements, sont de l’ordre du naturel. Au même titre que d’autres mécanismes de survie ou de conservation mis en branle en fonction des contextes. C’est pour cela que la langue native est porteuse d’expressivités intrinsèques que ni l’arabe ni le français ne peuvent formuler.
L’écriture littéraire en tamazight prend de plus en plus de la consistance. Depuis Askuti de Said Sadi, en passant par Fafa de Rachid Aliche, et Tegrest, urgu d’Amar Mezdad, la littérature d’expression amazighe a fait des pas énormes. Aujourd’hui, plus d’une vingtaine d’auteurs produisent régulièrement en tamazight et gagnent chaque jour un peu plus de lecteurs. Comment voyez-vous l’avenir de la littérature exprimée dans les langues maternelles du pays ?
Très prometteur. Et je salue très littérairement Sadi, Aliche et Mezdad, pour leur élan créatif précurseur qui s’est avéré à la fois rédempteur et salutairement novateur. Ils ont réussi à réhabiliter non seulement une langue, mais une sensibilité, un affect, une vision du monde et surtout une imaginativité réconciliée avec l’exigence de liberté de toute une société. Car les langues de la sensibilité battent en brèche, de plus en plus ouvertement, les pseudos langues de la souveraineté. Les langues natives qui retrouvent, grâce à cet élan littéraire, leur place. Des langues qui expriment et décrivent leur quotienneté plurielle avec les mots de leurs mères et leurs pères. Avec les mots de leurs frères et de leurs sœurs. Avec les mots de leurs voisins. Avec les mots des passants. Car les langues natives ont le bonheur d’être les paroles de tous les passants. Il s’agit, à présent, de mettre un livre écrit en algérien entre les mains de tous les passants. Le champ littéraire d’expression algérienne sera novateur et fondateur. Ou ne sera pas.
[1] Parmi les langues algériennes minorées : Taqbaylit ou kabyle, parlé principalement en Kabylie et dans la région du centre,Tachawit ou chaoui parlé par les habitants des Aurès, Tamzabt ou Mozabite, langue vernaculaire dans la vallée du Mzab, Tagargrent, parlé dans la région de Ouargla et de N’Goussa, ainsi que Touggourt et sa région d’Oued Righ, Tamajaq, appelé localement tahaggart dans le Hoggar, Tasusnit, à Ben Snous dans la wilaya de Tlemcen, à Boussemghoun et Assla, des villages situés dans la Wilaya d’El-Bayadh, Tachenwit ou chénoui est présent dans la wilaya de Tipaza et le littoral de la wilaya de Chlef à l’ouest d’Alger, Taznatit, les différentes variétés du zénète, parlées dans le Touat, le Gourara, ainsi qu’à Tidikelt, Korandjé, parlé autour de l’oasis de Tabelbala au sud.
Edderja est destinée à être la langue officielle des Algériens à long terme, c’est inéluctable. Ecrire un roman dans sa langue à ce moment, deviendrait une chose tout à fait naturelle. Bravo à Rabah Esbaa pour son audace. Ma yebka feloued ghir ehjarou…
Un événement éditorial de premier plan dans l’histoire de l’Algérie culturelle. Merci Ousted pour ce premier roman fondateur écrit en Darija de graphie latine. Il s’ajoute à celui de notre ami commun HMIDA AYACHI حميدة عياش , sous le titre ذاكرة الجنون والانتحار de graphie arabe.