«La sociolinguistique décrit des langues mais aussi des situations sociales» (Louis-Jean Calvet, sociolinguiste)
Le sociolinguiste français Louis-Jean Calvet, considéré comme le fondateur de la sociolinguistique française, auteur de plus de 30 livres traduits dans plus dans vingt langues, revient, dans cette interview qu’il a accordée à Algérie Cultures sur la « créativité linguistique dans le parler jeune ». Tout en récusant la pertinence sociologique du concept de « jeune », il considère que la démarcation langagière de cette catégorie sociale « est une forme identitaire, une volonté de marquer leur différence. »
Vous avez énormément écrit sur la question des langues et des cultures, en publiant des ouvrages phares tels que La guerre des langues : les politiques linguistiques, Linguistique et colonialisme, La sociolinguistique, La méditerranée, mer de nos langues,, etc. la liste reste encore longue. Comme le parler jeune ou le parler des jeunes est l’objet incontestablement de la sociolinguistique, comment vous définissez cette forme du langage ?
Tout d’abord je voudrais rappeler que la notion de « jeune » est en elle-même discutable. Le sociologue Pierre Bourdieu avait souligné que « la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement » et il ajoutait : «Si l’on comparait les jeunes des différentes fractions de la classe dominante, par exemple tous les élèves qui entrent à l’École Normale, l’ENA, l’X, etc., la même année, on verrait que ces « jeunes gens » ont d’autant plus les attributs de l’adulte, du vieux, du noble, du notable, etc., qu’ils sont plus proches du pôle du pouvoir ». Ses exemples concernaient bien sûr la France, mais on peut avoir la même approche pour l’Algérie : quand on parle du « parler des jeunes », de quels jeunes parle-t-on ? Des fils de riches qui vont faire leurs études à l’étranger ou des « hitistes » ? Ils n’ont pas le même rapport à la culture, la même formation, les mêmes habitus. Les premiers par exemple dominent les français, les seconds sans doute pas.
Donc la sociolinguistique devrait se situer par rapport à cette question, puisqu’après tout dans sociolinguistique il y a social : la langue de quels jeunes ? Et le plus souvent, toujours en France, il s’agit du parler des jeunes des banlieues, de la périphérie à la fois géographique et sociale, qui sont souvent en échec scolaire, n’ont pas de débouchés professionnels. Alors pourquoi ne pas le dire ? De ce point de vue, puisque vous me demandez une définition, je dirais que leur langage est une forme identitaire, une volonté de marquer leur différence.
Dans le parler jeune, on distingue une transformation morphosyntaxique –échappant au carcan de la grammaire normative – comme les mots vernalisés, les marques de déviance, de l’écart, de l’innovation, etc. Peut-on considérer cette « créativité linguistique » comme affirmation identitaire et manifestation de Soi à travers le langage ?
C’est exactement ce que je viens d’évoquer. Il y a dans ces procédés, le verlan bien sûr, mais aussi les emprunts à l’arabe ou à certaines langues africaines, une volonté de marquer sa différence, son identité.
Mais cela n’échappe pas pour autant à ce que vous appelez le « carcan de la grammaire normative ». Je vais prendre un exemple. Il y a en français une tendance forte dans le domaine verbal : on crée essentiellement des verbes du premier groupe. Parfois pour éviter des conjugaisons difficiles, lorsque le verbe solutionner remplace le verbe résoudre. Ce dernier est compliqué (« je résous », « nous résolvons », « que nous résolvions, que vous résolviez », « vous résolûtes »…) tandis que solutionner a une conjugaison régulière, comme tous les verbes du premier groupe. Du coup, tous les néologismes verbaux sont aujourd’hui en -er. Et, lorsque dans le « parler des jeunes » on emprunte des racines arabes pour en faire des verbes français, on les conjugue de cette façon. À partir de chouf on fait chouffeur, celui qui chouffe, qui « surveille ». À partir de kif on fait kiffer, « aimer », « apprécier », comme dans cette meuf je la kiffe, « j’apprécie cette femme ». De ce point de vue, la créativité va dans le sens de la langue, elle applique cette tendance forte à ne créer que des verbes du premier groupe.
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Mais l’identité se marque par d’autres moyens, en particulier par la phonétique. On remarque dans la prononciation une forte palatalisation par exemple (tya vu ou même tchia vu pour « tu as vu ») ou encore des traces d’accent maghrébin dont il faudrait savoir si elles sont affectées ou réelles. Il est peu probable que des enfants nés en France et ne parlant pas toujours l’arabe ou le kabyle aient naturellement un tel accent. Il est plus probable que, là aussi, il y ait une recherche de marque identitaire, d’affirmation d’un « soi » différent.
D’un point de vue socio-didactique, pensez-vous que l’introduction du parler jeune par l’enseignant en classe de langue peut conduire à la « sécurité linguistique » et redynamiser l’interaction entre enseignant-apprenant et apprenant-apprenant ?
Votre question me prend un peu au dépourvu : je ne suis pas spécialiste de l’enseignement. Mais la question ne se pose pas dans les mêmes termes en France et en Algérie. S’il s’agit, en France, de faciliter l’insertion sociale de ces jeunes, alors oui, il est probable qu’il soit utile de partir de leur parler quotidien. En Algérie, je n’en sais rien. S’agit-il d’abord d’un « parler jeune » tirant sur le français ou sur l’arabe ? Et quel arabe ? Ou quel tamazight ? Je n’ai pas vu beaucoup de descriptions du parler des jeunes algériens, vous devez savoir ça mieux que moi.
Le parler jeune est souvent perçu impur ou « déviant » tout comme les langues dites « minorisées » et/ou « minoritaires », sous prétexte qu’il/elles n’a pas/n’ont pas de « status » politique (normalisation) et de « corpus » linguistique (normativisation). Comment vous expliquez cette perception ou « représentation »?
Pour simplifier, commençons par l’accent (si vous considérez qu’il y a un accent ou une prononciation particuliers des jeunes). Cette notion d’accent est stupide car, lorsqu’on parle d’accent, c’est toujours à l’accent des autres que l’on pense. Mais nous avons tous un accent et ce sont les représentations en effet qui lui donnent une interprétation idéologique. Je reconnais à sa prononciation un kabyle lorsqu’il parle français. C’est pour moi une information, pas un jugement. De la même façon que vous reconnaissez un Egyptien à sa façon de prononcer le jim (gebel, gemel, magnoun…). Quant au problème de corpus et de status, il est évidemment central, et votre question nous mène à des problèmes de politique linguistique. Mais je ne crois pas que le « parler des jeunes » soit vraiment comparable aux langues minoritaires ou minorées. Pour rester dans le domaine français, la façon de parler des jeunes des banlieues est perçue par certains comme « déviante », mais on pourrait dire la même chose de la façon de parler des jeunes des beaux quartiers vue (ou plutôt entendue) des banlieues. Mais cela n’a rien à voir avec la situation de langues comme le breton, le basque ou le corse. Nous sommes alors dans un rapport de pouvoir entre la langue de l’État et ce qu’il reste des langues régionales. Ce que je vais vous dire peut sembler paradoxal, mais les jeunes des banlieues parlent la langue de l’État, une forme de la langue de l’État. Et la perception que certains en ont est à analyser de façon sociologique et politique. Pourquoi stigmatise-t-on ces formes ? Car, selon moi, la sociolinguistique ne se contente pas de décrire des langues ou des situations linguistiques, elle décrit des situations sociales du point de vue linguistique.
–Louis-Jean CALVET, Professeur de sociolinguistique à la Sorbonne (Université René Descartes), jusqu’en 1999, puis à l’Université de Provence (Aix-Marseille 1). Président du CERPL (Centre d’Etudes et de Recherches en Planification Linguistique) de 1985 à 1998. Expert du gouvernement français pour les problèmes d’aménagement linguistique auprès de l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT) de 1988 à 1995. Expert de l’Agence Intergouvernementale de la francophonie.
Toute sa vie, Louis-Jean Calvet a vécu dans les mots. Ils nourrissent depuis plus de quarante ans sa passion pour la linguistique. Il est auteur de plusieurs livres dont .
–Youcef BACHA est doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.
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