Le dernier automne des Pieds-noirs

Extrait du livre-témoignage Le 59 rue d’Isly, une sorte de journal intime d’Alger, de Bachir Dahak (à paraître prochainement aux éditions Frantz Fanon).

Alger, septembre 1962

« Allez, allez les enfants, je ne veux voir personne traîner devant l’ascenseur, maintenant il n’y a plus que trois réparateurs dans toute la ville,  prenez l’escalier ça vous fera du sport ».

Tout en finissant de lustrer les boîtes aux lettres, Claude Amario, le concierge, garde un œil vigilant sur la majestueuse porte d’entrée de l’immeuble qu’il entretient  méticuleusement avec cinq ou six produits différents pour le bois, le cuivre et les ferronneries.

Une fois par semaine, au retour de l’école, juste avant midi, on le voyait remonter de la cave, des outils à la main et une lampe de mineur sur le front. C’était l’une des rares fois où on le voyait avec plein de suie ou de graisse sur son éternel marcel blanc.

Sans que personne ne lui pose la question, il répondait machinalement au premier adulte qu’il voyait : « J’étais dans les câbles en bas ».

Cet endroit, qu’il appelait « les câbles » et qu’on apercevait à chaque fois que l’ascenseur était aux étages, nous impressionnait ; la porte en fer forgé qui y donnait accès était toujours fermée à double tour, ses deux grosses clés précieusement suspendues juste au-dessus d’une commode à trois tiroirs au fond de la loge.

À ce propos, j’avais surpris un jour sa conversation avec M. Mazali, le voisin du quatrième étage, entrepreneur en travaux publics et seul algérien à avoir habité là avant l’indépendance.  Il évoquait avec lui le soir où, fin 1961, des hommes armés, policiers ou miliciens, étaient venus lui réclamer ces fameuses clés sans lui donner d’explications. Ce n’est qu’en février  1962, disait-il, qu’il les récupéra, abandonnées sur la porte. Il se précipita alors vers les caves avec pour objectif  de découvrir si ces mystérieux personnages avaient laissé ou non des traces de leurs nombreux passages nocturnes.

Dès les premiers rassemblements qui, en général,  démarraient ou finissaient tout près de la Grande Poste, Claude Amario avait observé attentivement l’apparition  de nouveaux personnages, traînant de terrasse en terrasse, tous aussi curieux les uns que les autres. Des journalistes parisiens, américains ou anglais facilement reconnaissables à leur appareil-photo ou à leur  façon de se mettre au fond d’un comptoir de bar afin de ne rien rater des commentaires enflammés. Des activistes étranges, toujours en retrait des émeutes, qu’il voyait souvent sortir de l’hôtel Albert 1er en compagnie de  ceux qui allaient défrayer la chronique algéroise depuis les émeutes de février 1956 jusqu’à celles du 13 mai 1958, des commerçants effacés soudain devenus tribuns, des courtiers véreux souvent cités dans les annales judiciaires, des journaliers désœuvrés ou encore de véritables malfrats.

La guerre pointe son nez

Si la première année de son installation dans cette loge de concierge au 59 Rue d’Isly à Alger  avait été plutôt calme et parfois ennuyeuse, tout avait changé à partir de 1956 lorsque la violence des foules devint banale et effrayante. Contrairement à l’effet attendu, l’annonce de la disponibilité prochaine de 400 000 soldats en Algérie amplifia le sentiment que le pays plongeait dans une guerre, une vraie guerre, qu’il ne s’agissait plus seulement de mater sévèrement quelques centaines de fellaghas ou de contenir quelques indigènes contrariés.

Lorsqu’au mois de mai, la radio annonça la terrible embuscade de Palestro, la peur s’installe dans cette communauté hétéroclite d’employés de bureau, de représentants de commerce et d’ouvriers européens happés progressivement par des attroupements de plus en plus éruptifs, beaucoup de ces évènements se déroulant sur le Plateau des Glières, c’est-à-dire à quelques mètres de la loge de M. Amario.

Bien que tout se soit déroulé très loin d’Alger, l’année précédente, en août 1955, les gens du quartier avaient beaucoup commenté l’insurrection des paysans algériens près de Skikda, les journaux n’ayant pas lésiné sur les moyens pour exacerber l’effet du désastre.

Certains militaires appelés, clients habituels du bar mitoyen, explosèrent de colère en apprenant qu’ils étaient maintenus en Algérie alors que, quelques semaines avant, ils n’arrêtaient pas d’entonner leur fameux chant : « La quille viendra, la quille viendra ».

C’est Lucien Abret, banquier du Crédit Foncier et supporter du Gallia Sport d’Alger, les rares fois où il n’était pas attablé à la Coupole, un peu plus loin, qui interpellait vigoureusement ces militaires choqués de devoir rester en Algérie : « Qu’est-ce qui vous prend à vouloir nous abandonner, vous êtes des français oui ou merde ? Demandez à vos parents combien nous sommes partis d’ici pour libérer la France en 1942, demandez-leur si nous comptions nos mois comme vous êtes en train de le faire ».

Les empoignades se multipliaient dans le bar mitoyen dès lors que des militaires appelés étaient pris à partie par ceux qui allaient peu à peu verser dans une radicalisation belliqueuse de l’option « Algérie française », généralement des « français de souche » descendants des premières vagues de colons qui n’ont jamais imaginé un seul instant qu’ils allaient devoir vivre ailleurs .

« On va encore humilier et ignorer longtemps dix millions de musulmans ? »

Plus tard, lorsque les premiers soldats libérables s’apprêteront à embarquer sur le paquebot El Mansour pour rejoindre la France, ils entendront d’autres insultes : « Salopards,  vous nous abandonnez, vendus à De Gaulle ».

Juste après les émeutes de février 1956, sortant de l’agence de voyages Cook, un photographe parisien de France Soir, voulant protéger un pauvre vendeur de cacahuètes, victime d’un tabassage en règle, est vivement interpellé par plusieurs passants : « Dites-donc, de quoi vous mêlez-vous ? Ici c’est l’Algérie et c’est nous qui fixons les lois, vous le comprenez ça ? »

Certains jours, l’ambiance du bar reflétait déjà parfaitement le conflit entre pieds-noirs et métropolitains, les derniers imputant aux premiers l’entière responsabilité du piège colonial qui semblait se refermer sur tout le monde et, surtout, n’acceptant plus les aphorismes blessants souvent entendus à la radio : « Mais nous, les Arabes, on les aime, on s’entend bien avec eux. Et après tout que deviendraient-ils sans les Français qui ont inventé et construit ce pays ? »

M. Le Bozec, un Breton qui avait accepté de quitter Brest pour devenir le numéro deux de l’Hôtel Albert 1er, ne ratait pas l’occasion de rappeler à certains activistes qu’ils l’ont toujours chahuté parce qu’il venait d’embaucher un musulman ou une musulmane sur un poste qu’aucun Européen, au demeurant, n’aurait accepté. « Voilà où nous en sommes aujourd’hui à cause de ce système qui marche sur sa tête. Vous croyez qu’on va encore humilier et ignorer longtemps dix millions de musulmans ? » disait-il amèrement.

Beaucoup l’écoutaient désormais sans vraiment réagir ; le doute et la peur du lendemain s’immisçaient lentement. Il ne suffisait plus de dire que tout était de la faute des métropolitains et de leurs idées libérales ou démocratiques. En janvier 1956, beaucoup furent déçus de voir leur grand Albert Camus s’associer aux musulmans  dans une conférence pour la paix tenue au Cercle du Progrès ,« sous la protection du FLN » précisait l’Echo d’Alger, comme pour aggraver leur courroux. Ils avaient tous entendu, quelques jours avant, des journalistes de la Dépêche d’Alger, des voisins du bar, lire et relire la terrible phrase  de Camus : « Je ne suis pas le prophète de ce royaume en ruines ».

Un royaume en ruines, rien que ça !

Le dimanche 30 septembre 1956, en fin de journée,  Claude et Estelle Amario reviennent de chez Grosoli, là-bas à l’entrée de Bab El Oued. Ils y avaient dégusté leurs glaces préférées et Claude avait offert à Estelle un collier de jasmins à la sortie de la rue Bab Azzoun, tout près du Mess des Officiers.

Alors qu’ils commentent les affiches du cinéma Le Triomphe,  sous les arcades imposantes de la Rue Waisse,  ils entendent un bruit terrible ; une bombe venait d’exploser au Milk Bar, à environ deux cent mètres plus haut. On dénombre huit morts au cœur de la ville.

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