« Le journalisme intoxique mon vocabulaire d’écrivain » (Mustapha Benfodil, écrivain)

Mustapha Benfodil, lauréat du Prix Mohammed Dib 2020 pour son dernier roman Body Writing, considère cette distinction comme une « validation » de sa pratique de création littéraire et le pousse à aller encore plus loin dans sa quête artistique. Toutefois, entre l’écrivain et le journaliste qu’il est, il y a un sérieux malentendu. Tout en avouant que ces deux métiers ne font pas bon ménage, Mustapha Benfodil nous explique toute la complexité et la violence dans laquelle il « crée ». « D’aucuns lisent mon travail de création à l’aune et sous le prisme de mes écrits journalistiques. Et ce statut fait écran, brouille, parasite peu ou prou la réception de mes textes artistiques, » se désole-t-il.

Vous avez écrit plusieurs œuvres littéraires, dont des pièces théâtrales et des romans. Comment se crée chez vous toute cette mosaïque entre poésie, théâtre et roman ? 

Il s’agit avant tout pour moi d’écriture. D’écriture de création, c’est-à-dire un langage qui obéit à des codes qui ne sont pas ceux de la « langue utilitaire », fonctionnelle, de la communication. Après, les formes et les formats varient en fonction des genres. Chronologiquement, j’ai commencé par des formes brèves, des textes assez courts : des aphorismes, des nouvelles, des contes, des bouts de textes « para-poétiques », des ébauches, des bégaiements, des tâtonnements… Et puis, il y avait un journal intime commencé de façon assidue le 17 novembre 1987, et qui s’étalera de façon ininterrompue sur une vingtaine d’années.

À la fin des années 1980, je me suis lancé dans le roman. À l’époque, j’étais étudiant en mathématiques à l’université de Bab-Ezzouar. J’ai donc commis mon premier roman vers 1988-1989. Le roman s’intitulait « Katiba Falastini » ; le titre était en Arabe mais le texte était composé en français. L’élément déclencheur de cet opus, c’était la première Intifada palestinienne qui avait éclaté en décembre 1987, et qui m’avait profondément marqué. Mais cette première tentative romanesque est restée « Lettres mortes ». Je n’ai proposé ce texte à aucun éditeur. Il faut dire que je manquais affreusement d’audace et de confiance en moi. Il a fallu attendre septembre 2000 pour que je publie mon premier vrai roman, Zarta, chez Barzakh qui venait tout juste de se lancer. J’ai fait ainsi partie des premiers « auteurs Barzakh ». J’avais écrit Zarta sous les drapeaux, trois ans auparavant, alors que je faisais mon instruction militaire à l’ECI, l’Ecole des cadres de l’Infanterie, de Sidi Belabbès, avant d’être affecté à Djelfa. Le titre, un vocable typiquement « françalgérien » qui dérive de « déserter », sortait tout droit du « dictionnaire de caserne » du bidasse que j’étais. J’avais écrit aussi plein de choses dans l’intervalle, avant cette première publication, notamment un recueil de nouvelles intitulé : Le Procès de l’Absent. Celui-là, je l’avais proposé aux éditions Laphomic en 1992. Il a été refusé et je suis retourné me terrer dans mon silence.

Pour le théâtre, le cheminement est complètement différent. C’est un milieu assez fermé. On ne décide pas comme ça de se lancer dans l’écriture théâtrale. On ne s’improvise pas dramaturge. Je n’avais quasiment jamais écrit de pièce auparavant, à l’exception d’un petit texte que j’avais écrit en hommage à Nelson Mandela, au début des années 1990, peu après la libération de « Madiba » le 11 févier 1990.

Aujourd’hui, j’ai une douzaine de pièces de théâtre dans mon « répertoire », et 90% de cette production est le fruit de commandes, de résidences d’écriture et de collaboration diverses. C’est que l’écriture dramatique, si elle n’est pas portée sur scène, est mort-née. C’est l’essence même, le principe actif, du spectacle vivant. De la même façon qu’un script, un scénario de film, n’est pas le film qu’on regarde à l’écran, dans une salle obscure, un texte de théâtre, s’il n’est pas créé, mis en scène et partagé avec un public, est un texte mort.

Ce qui s’est passé, c’est que dès la sortie de Zarta, nombre d’artistes du monde du théâtre se sont mis à s’intéresser à moi. Ils trouvaient qu’il y avait dans cette écriture, dans cette « langue », une sonorité, une résonance, qui pouvaient fonctionner sur un plateau. Et l’un des premiers à m’avoir encouragé à me lancer dans l’écriture théâtrale, c’est le metteur en scène Ziani Chérif Ayad. Je dois beaucoup aussi au metteur en scène Mustapha Aouar qui dirige un lieu exceptionnel qui s’appelle Gare-au-Théâtre, à Vitry-sur-Seine. J’ai une pensée reconnaissante également pour l’écrivain Mohamed Kacimi, ainsi que pour Monique Blin, une immense femme de théâtre qui a beaucoup fait pour moi. Elle a dirigé le Festival des Francophonies en Limousin puis elle a fondé l’association Écritures Vagabondes qui réunit des auteurs dramatiques. Et depuis 2010, je collabore avec le metteur en scène Kheireddine Lardjam, directeur artistique de la compagnie El Ajouad. Nous avons une belle complicité artistique et humaine. Kheireddine a monté trois de mes pièces : Les Borgnes en 2012 (avec le formidable Sid Ahmed Agoumi dans la distribution), End/Igné (créée au Caire en 2013) et Fièvres, qui a été créée en février 2020, à Bruxelles, pour le festival Moussem Cities/Algiers.

Votre œuvre romanesque fait l’actualité des recherches dans différentes universités algériennes. Quel intérêt cela peut-il apporter à votre œuvre et votre carrière d’écrivain ?

En parlant de recherche universitaire, je voudrais exprimer une tendre pensée pour notre très chère Dya Kamilia Ait-Yala Allah yerhamha  qui nous a quittés le 15 mai 2020. Quelle immense perte ! Sa disparition précoce m’a bouleversé et profondément affecté. Je garde d’elle le souvenir d’une brillante chercheuse, douée d’une rare maîtrise. C’était une jeune femme pétillante, drôle, engagée, et d’une infinie générosité. Elle avait consacré une magnifique étude à mon roman Archéologie du chaos [amoureux] intitulée : « L’Itinéraire dans Archéologie du chaos [Amoureux]. Les enjeux des voix narratives ». Ses étudiants l’adoraient. Elle m’avait invité à une rencontre pour échanger avec eux à l’ENS de Bouzaréah, c’était le 21 avril 2016 et c’était magique. Rabbi yerhamha. Je m’incline humblement à sa mémoire. Sa cruelle disparition nous laisse un vide incommensurable…

Et pour revenir à votre question, le fait que des chercheurs, des universitaires, des étudiants, se penchent sur mon travail, c’est, bien sûr, très flatteur. C’est une forme de reconnaissance. Cela donne une espèce de « légitimité » à notre pratique qui, souvent, se forge dans la solitude, dans le doute, dans un flou total. Dès lors qu’un travail académique se propose de vous intégrer dans un corpus de recherche, cela signifie d’emblée que l’œuvre en question est digne d’intérêt, qu’elle est « prise au sérieux ». La recherche académique est là pour dire qu’une production littéraire n’est pas qu’un objet commercial. Ce n’est pas un produit comme les autres. Cela soustrait ainsi les œuvres au diktat du marché littéraire et ses hiérarchisations implacables grâce précisément à cet intérêt témoigné pour des livres qui, si ça se trouve, sont dans une totale confidentialité, ignorés par les médias, et qui, pourtant, ont quelque chose à dire et une manière de le dire. Pour moi, les chercheurs, les étudiants, les critiques, ce sont autant de passeurs, d’éclaireurs, qui font découvrir notre travail à d’autres publics. Ils ont aussi le mérite de décortiquer, de déconstruire et de démonter la mécanique de l’écriture. Et il n’est pas rare qu’ils nous révèlent des aspects auxquels nous n’avons pas pensés nous-mêmes. Un autre de leur mérite et pas des moindres : ils permettent de resituer l’œuvre dans un champ plus vaste, dans le paysage littéraire et l’histoire de la littérature en soulignant les liens intertextuels, les parentés formelles, qui peuvent se révéler entre telle œuvre et des œuvres universelles plus établies. Et c’est valorisant de savoir que tel procédé, telle technique narrative, s’inscrivent dans tel courant ou telle école littéraire ; rappellent Burroughs ou Borges ou Mohammed Dib ou Rachid Boudjedra ou Marguerite Duras ou Italo Calvino ou Mark Danielewski… Ces références, ce champ intertextuel, comptent beaucoup pour moi.

Vous avez exercé pendant de longues années le journalisme. En quoi ce métier a-t-il forgé votre talent d’écrivain ?

 Je dois avouer que l’écrivain et le journaliste qui cohabitent en moi, n’ont pas toujours entretenu des relations de bon voisinage. Pendant longtemps, j’ai eu du mal à vivre sereinement avec le métier de journaliste. Cela frise la schizophrénie mais c’est comme ça… D’abord, parce que cela a entretenu une lamentable contre-vérité qui voudrait que je ne suis qu’un journaliste de plus qui s’est essayé à la littérature. Et aujourd’hui encore, d’aucuns lisent mon travail de création à l’aune et sous le prisme de mes écrits journalistiques. Et ce statut fait écran, brouille, parasite peu ou prou la réception de mes textes artistiques. Oui, longtemps j’ai eu à me coltiner ce malheureux malentendu qui voudrait que je suis d’abord un journaliste qui fait du roman, du théâtre, de la fiction…, avec tous les préjugés que l’on peut imaginer, et qui en gros, nourrissent le postulat que j’écrirais « dans un style journalistique ». On a même résumé mon premier roman, Zarta, à un « reportage sur l’armée ». C’est un raccourci pour le moins grossier. On peut dire que Zarta est mal écrit, que ça manque de maîtrise, que le style a besoin d’être affiné, la trame d’être un peu plus resserrée, tout ce qu’on veut… Mais présenter ce texte comme de la littérature de témoignage sur le service militaire dans les années 1990 ou un reportage en immersion dans la gueule de l’ANP, c’est extrêmement réducteur.

Voilà pourquoi j’avais vraiment du mal avec le journalisme. Et au-delà du parasitage qu’il produit sur la réception de ma production littéraire et dramatique, il faut compter aussi le fait que, dans l’organisation sociale de l’écriture, les deux métiers ne font vraiment pas bon ménage. Même quand vous ne « pondez » pas un article tous les jours, le métier de journaliste reste tout de même un boulot extrêmement prenant. Extrêmement passionnant aussi même s’il reste profondément impopulaire et ingrat. Cela vous vampirise toutes vos forces, tout votre temps, toute votre énergie… Et cela induit une violente irruption du réel à chaque seconde, qui phagocyte tout votre espace mental, votre imagination, qui ne vous laisse aucun répit, aucun recul, aucune distance avec le monde, qui intoxique votre vocabulaire avec toute cette profusion de mots qui « font la UNE », cette langue artificielle, mécanique, stéréotypée, qui s’acharne jour après jour à dire le monde ou, plus exactement, à nommer cette fine couche de réalité qu’on appelle « l’Actualité ». Et il vous faut donc un effort surhumain de déconstruction de cette langue, pour vous débarrasser de tous ces « éléments de langage », ce champ lexical envahissant, ce régime d’écriture et de pensée oppressant afin que vous puissiez souffler, respirer, retrouver vos marques, vos esprits, votre « régime narratif » ; pour libérer la langue de la sémantique fastidieuse du réel formaté, simplifié, imposée par le discours médiatique dominant. Je parle surtout des médias mainstream, suffocants, qui nous envahissent de partout, de façon impérialiste, mondialisée. Je me suis inscrit il y a quelques années sur Twitter, et je me suis abonné aux comptes de plusieurs sites d’information et de journaux internationaux. Du coup, quand je vais sur Twitter, je reçois tous les jours à la figure une profusion d’articles de ces médias, par ailleurs tout à fait respectables. Et au bout d’un moment, c’est l’overdose. Ça devient toxique. On est happé par un sentiment d’urgence permanente, on a tout le temps l’impression que le monde va s’écrouler d’un moment à l’autre, que la fin du monde est dans un quart d’heure… Votre sensibilité devient presque anesthésiée, avec cette frénésie, ces flux hystériques de stimuli qui défilent sous vos yeux. Vous ne pouvez pas arrêter le temps. Vous n’avez plus le droit à la lenteur. Il n’y a plus de place aux choses simples, insignifiantes, discrètes, superflues, du quotidien, qui sont le sel de la vie, et qui sont la sève de la littérature. C’est la raison pour laquelle je m’empresse de désactiver mon Facebook à la moindre occasion.

Et comme je suis maso, j’ai continué à exercer ce métier parce que, au fond, il m’a apporté aussi plein de sensations fortes. Il m’a gratifié de rencontres incroyables que je n’aurais probablement pas faites sans mon travail de reporter. Honnêtement, je ne pense pas que j’aurais pu visiter Baghdad, Alep, Bamako, Kidal, Caracas, Sofia, Naples, Grenade, Baltimore, Los Angeles, Beyrouth… sans ce boulot-là. Et ce n’est pas qu’une question de moyens. Je dois reconnaître aussi que mon travail de journaliste m’a permis d’affermir et de « muscler » mon écriture, de lui donner un ancrage et une assise documentaire. Mes premiers écrits étaient portés sur le fantastique, empreints de merveilleux, avec un côté parfois « gothique ». J’étais fasciné par Edgar Poe, par Orwell, par Virginia Woolf, par Pessoa, par Mishima, par Mohammed Khaireddine, par Artaud, par l’univers allégorique de Kafka, par le réalisme magique de Marquez, par Les Mille et Une Nuits… Le journalisme m’a surtout permis de mieux saisir ma société. Il m’a fourni quelquefois un matériau précieux comme pour ma pièce « End/Igné » dont le susbstrat documentaire repose sur une enquête que j’ai consacrée aux immolés par le feu.

Votre écriture, surtout dans le cas de Body Writing, se rebelle contre toute forme linéaire dont ont été caractérisées les premières œuvres de Feraoun et Dib, etc. À quel point votre œuvre est hétéroclite ?

 Ce qui caractérise tous mes travaux, c’est l’hybridité. Je conçois le roman comme un objet sémiotique complexe constitué de plusieurs strates et d’un fouillis de signes. Quand je m’attelle à écrire un roman, je pense « histoire », mais je pense surtout « écriture » au sens de Roland Barthes qui considère que l’écriture, in fine, est le véritable personnage du roman. Et cela va au-delà de ce qu’on appelle communément « le style ». Cela renvoie à une esthétique, à une « poétique » d’ensemble. Partant du postulat que tout, dans le roman, est signifiant comme l’a montré Gérard Genette dans, par exemple, son ouvrage « Seuils », la composition romanesque est une construction, une architecture. L’écriture est un puzzle. Mais un puzzle pas seulement narratif. Car il est, en réalité, constitué de toute sorte de pièces. D’où ce côté fragmentaire qui est un aspect fondamental de mes livres. Quand j’écris, je procède ainsi à une « mise en signe » du texte. Ce faisant, je travaille sur trois dimensions : le narratif, le sonore et le visuel. La dimension narrative concerne spécifiquement le « Raconté » et le « Racontant », c’est-à-dire la conduite « diégétique », ce qui touche spécifiquement à « l’histoire », l’intrigue, la fable, l’organisation du récit… : les situations, les personnages, les évènements structurants, leur évolution, qui peut être linéaire ou éclatée, et puis, bien sûr, la relation de ces évènements et tout l’appareil narratif qui va avec… La dimension sonore concerne la «mise en voix », la « mise en bouche », du texte, avec une palette de variations, de montages, de déclinaisons, censés répondre à différentes modalités de lecture qui ne se réduisent pas à la posture du lisant solitaire et silencieux. Les lectures elles-mêmes se font de plus en plus à voix haute, elles sont « performées », « déclamatoires », sous différents formats et situations de lectures in situ, en espace public, performatives, collectives… Du coup, en amont, j’écris aussi en songeant à ces situations de lecture, et en gardant à l’esprit que tel passage fonctionnera et résonnera mieux dans une lecture à voix haute, à fortiori devant un auditoire, qu’au travers d’une lecture silencieuse. Il faut souligner aussi que les lectures publiques sont elles-mêmes des montages hétéroclites agrégeant différents éclats, fragments diégétiques ou pas forcément narratifs, suivant d’autres lignes dramaturgiques. Ainsi, cette dimension sonore prend spécialement en charge l’oralité du texte, avec tout un champ lexical à la clé, différents idiomes, registres, « sons », tonalités, et divers paysages linguistiques et paysages sociaux… Au demeurant, je n’imagine pas l’écriture comme quelque chose de monotone et de monocorde du début jusqu’à la fin. C’est un voyage, une quête, une déambulation joyeuse ou chaotique… avec des images, des sites, des panoramiques qui changent comme sur une route frayant à travers un pays éclaté et des espaces, des reliefs, contrastés.

La dimension visuelle, ou plastique, du livre, c’est sa texture, sa forme physique, les signes non-linguistiques et les segments non-narratifs qui le composent : graphismes, dessins, photographies, pictogrammes, signes typographiques particuliers, modes syntaxiques, systèmes de ponctuation, etc.  Donc, voilà un peu comment je travaille. Ce faisant, je n’ai pas la prétention d’arriver à une espèce de « roman total » même si j’en rêve. J’aspire simplement à donner à entendre le chant de la vie avec le concert de voix, de bruissements, de sons, de tons et de nuances qui le composent. Pour moi, ce semblant de cacophonie a quelque chose de jouissif.

Vous êtes lauréat du prix Mohammed Dib. Qu’avez-vous à nous dire à propos de cette réussite déjà prévue par tant de personnes de la scène culturelle et artistique algérienne ? En quoi cette expérience peut-elle susciter en vous l’envie de continuer d’écrire et d’innover ?

 Les prix littéraires, ça vous permet surtout d’engranger de la confiance. Comme je le dis toujours, on écrit dans le noir. Et au milieu de toutes ces petites expérimentations formelles, on a besoin de savoir où on en est. Donc c’est avant tout une forme de… pas tant de « consécration » que de « validation » d’une proposition artistique, d’une certaine idée de la littérature et de fabrication du littéraire, avec toutes les réserves, bien entendu, que ma pratique peut susciter. Et donc, oui, cela me donne envie de poursuivre ma quête en tâchant de ne pas me reposer sur mes lauriers, de me remettre constamment en question, de me réinventer et ne pas tomber dans le piège de la griserie frivole, de la « recette facile » et de l’écriture mécanique à la technicité éprouvée.

Je tiens, si vous le permettez, en évoquant ce Prix, à renouveler l’expression de ma très grande gratitude à Mme Sabeha Benmansour et sa formidable équipe de l’association La Grande Maison qui est l’initiatrice de ce Prix littéraire Mohammed Dib. Toute ma gratitude aussi aux membres du Jury qui, sous la présidence de l’écrivain Mohamed Sari, ont pris le temps et ont eu la patience de lire mon humble roman et d’en saisir l’esprit, l’esthétique, aussi bien que la construction narrative. Et ma reconnaissance éternelle bien sûr à mon éditeur historique Barzakh et toute leur équipe, ainsi qu’aux éditions Macula qui ont sorti le roman en France sous le titre Alger journal intense. Vous savez, un livre, c’est comme un enfant : ça se fait à deux. Sans un éditeur audacieux qui vous fait confiance et vous accompagne dans vos choix, les plus belles inspirations et les plus suaves intuitions mouraient lentement dans un inaudible soliloque.

Vous avez été présent lors des manifestations éstudiantines du Hirak du mardi, vous prenez régulièrement des photos et vous notez les contenus des pancartes. Ensuite, votre maison a été malheureusement cambriolée. Etiez-vous en train de préparer quelque chose en rapport avec la révolution du 22 févier 2019 ?

 Je n’ai pas couvert que les manifs étudiantes du mardi mais également celles du vendredi. Et je dois saluer votre perspicacité parce que vous avez tapé en plein dans le mil en soupçonnant un dessein artistique derrière ce travail documentaire, avec, effectivement, tous ces petits carnets et ces photographies documentant ces manifs. Pour la petite histoire, je dois vous dire que cela en intriguait plus d’un en me voyant remplir frénétiquement ces calepins dans la rue, et il m’est arrivé même d’être approché par des agents des RG curieux et confus, qui ne résistaient pas à l’envie de m’interroger sur ce que je pouvais bien griffonner ainsi. Ce que je peux vous affirmer à ce stade, c’est que ce matériau sera exhumé un jour ou l’autre pour un projet qui reste à écrire. Je n’en n’ai pas encore fixé tous les contours, mais ça pourrait déjà faire l’objet d’une performance artistique. On verra. Un matériau comme celui-là, saisi sur le vif, a surtout besoin d’oubli. Pour l’instant, le mieux donc est de l’oublier et le laisser mûrir, macérer, fermenter quelques années, après, je vais voir ce que je pourrais en tirer et s’il y a moyen de le traiter littérairement. C’est un peu comme pour mes « cahiers d’Octobre », mon journal intime des émeutes d’Octobre 1988 dont j’avais oublié jusqu’à l’existence, et que j’ai exhumé 25 ans plus tard pour nourrir Body Writing.

Où pouvez-vous vous situer dans la scène littéraire francophone algérienne d’aujourd’hui ? Et quel regard portez-vous sur cette dernière ?

 C’est une scène d’une extrême vitalité, avec énormément de qualité, que ce soit pour les œuvres de langue arabe ou française. Je lis toutes les nouveautés, pas avec la même ferveur, certes, mais avec la même attention. Et je suis régulièrement ébloui par tout ce qui sort, et toutes ces pépites dont nous gratifient les ami-e-s autrices et auteurs : Hajar Bali, Salim Bachi, Ryad Girod, Mourad Djebel, Souad Labbize, El Mahdi Acherchour, Kamel Daoud, Adlène Meddi, Lamis Saidi, Amel Bouchouareb, Salah Badis, Miloud Yabrir, Sarah Haidar, Abdelouahab Aissaoui, Kaouthar Adimi, Samir Toumi, Samir Kacimi, Amara Lakhous, Chawki Amari, Lynda Chouiten, Abderezzak Boukebba… C’est extrêmement riche tout ça. Tous ces écrivains font preuve d’une formidable créativité et une « ingénierie » artistique épatante. Et je ne parlerai pas des aîné-e-s, les pionniers aussi bien que la génération post-indépendance. Donc, il y a une belle diversité, et chacun de ces noms est un univers à part, une singularité, avec sa propre grammaire, ses propres démons et sa lumière angoissée. Chacun trace sa route, sa voie, son sillon, en déployant son imaginaire, sa langue, son récit… Maintenant, ce qui me fait peur, c’est ce satané Covid qui risque de porter le coup de grâce à une industrie éditoriale de plus en plus fragile. Et ça serait vraiment dommage qu’après un tel effort pour sédentariser ces talents, les faire exister en Algérie même, en créant des rituels, en établissant des liens durables avec les lecteurs, après avoir monté difficilement un semblant de paysage littéraire dans des conditions épiques, tout cela parte en fumée faute de soutien, d’un plan d’urgence et d’une vision. Et le risque est vraiment réel de perdre tous ces talents qui seront forcés à l’exil littéraire, et avec eux, autant d’œuvres en gestation. Et même si une partie au moins de ces auteurs pourra rebondir ailleurs, il sera difficile de recréer du lien avec notre lectorat naturel, charnel, ici. Ces liens vont fatalement s’effilocher ; ces traditions durement acquises, vont se perdre, et il faudra tout recommencer. Il faut penser collectif et trouver vite une solution. Il y va de la survie de notre « Roman national ».

 

NOTE BIOGRAPHIQUE

Mustapha Benfodil est romancier, poète et dramaturge. Il vit et travaille à Alger où il est également journaliste au quotidien El Watan. Il a publié notamment quatre romans : Zarta/Le déserteur (Alger, ed. Barzakh, 2000); Les Bavardages du Seul (Barzakh, 2003 ; prix du meilleur roman paru en Algérie), Archéologie du chaos [amoureux] (2007, réédité en France en 2012 chez Al Dante), Body Writing. Vie et Mort de Karim Fatimi, écrivain (Barzakh, 2018). « Body Writing» a été réédité en France, chez Macula, sous le titre « Alger, journal intense ».

Mustapha Benfodil a écrit, en outre, une dizaine de pièces de théâtre dont Clandestinopolis (Paris, L’Avant-scène Théâtre, 2008), Les BorgnesDe mon hublot utérin je te salue humanité et te dis blablabla et End/Igné, publiée sous le titre : Le Point de vue de la mort (Al Dante, 2013). Sa dernière pièce, Fièvres, a été créée en février 2020 au Kaaistudio’s, à Bruxelles, dans le cadre du festival Moussem Cities/Algiers (mise en scène : KheireddineLardjam, compagnie El Ajouad).

En 2018, Mustapha Benfodil a publié en Angleterre un recueil de poésie bilingue sous le titre : Cocktail Kafkaïne. Poésie noire  (Bristol, HesterglockPress ; traduit vers l’anglais par Joe Ford).

Comme reporter, Mustapha Benfodil a notamment couvert la guerre en Irak en 2003 d’où il est revenu avec un récit intitulé : Les Six derniers jours de Bagdad. Journal d’un voyage de guerre (éditions Casbah, 2003). En 2008, il a été lauréat du prix international Omar Ouartilani décerné par le quotidien El Khabar.

Mustapha Benfodil a reçu en octobre dernier le Prix Littéraire Mohammed Dib décerné par l’association culturelle La Grande Maison, pour son roman « Body Writing ».

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