« Les islamistes ne veulent plus de confrontations asymétriques » (Amer Ouali, écrivain)

Ecrivain, journaliste en première ligne pour couvrir les événements de la « décennie noire », Amer Ouali a publié récemment un ouvrage intitulé Le coup d’éclat. De la naissance du FIS au législatives avortées de 1991. Dans cet ouvrage, synthèse de plusieurs années de confrontations au danger islamiste, l’auteur nous invite à essayer de « revisiter les discours des dirigeants du FIS et les sermons de leur prêcheurs », pour voir, que « la violence y fleurissait et que la menace de djihad était omniprésente. » « Les violences ont commencé en 1989 et ont culminé avec l’attaque d’un poste militaire en novembre 1991 », affirme-t-il. Dans le même cadre, il rappelle que « le référentiel religieux a toujours été utilisé contre la puissance coloniale » et que « même la Déclaration du 1er Novembre en porte l’empreinte puisque les islamistes n’en retiennent que « le cadre des principes de l’islam. » »

 

Vous venez de publier aux éditions Frantz Fanon un ouvrage intitulé Le coup d’éclat. De la naissance du FIS aux législatives avortées de 1991. Dans cet ouvrage, vous rappelez que les violences du FIS ont commencé depuis sa création et non, comme le prétendent ses dirigeants et leurs alliés, après l’arrêt du processus électoral. Quel est pour vous l’intérêt de parler de cette séquence de l’histoire de l’Algérie ? Est-ce une simple volonté de contribuer au rétablissement de la vérité ou une démarche intellectuelle fondée sur la peur d’une éventuelle résurgence du terrorisme islamiste ?

Il y a une tendance à vouloir présenter le FIS comme une victime innocente de la « décennie noire ». Cela est une contre-vérité historique. Le FIS a une part de responsabilité que même ses dirigeants ont fini par reconnaître. Le témoignage d’un des membres de son Majliss Choura Yahia Bouklikha, 20 ans après les faits, est un des plus édifiants. Il révèle un Abassi Madani cynique, à quelques jours du déclenchement de la grève politique de mai 91. Cet ancien dirigeant confesse même une lâcheté complice de toute la direction du parti. Lors de la dernière réunion préparatoire à cette grève politique, ses conséquences ont été envisagées. On a évoqué les éventuels dégâts humains et sociaux du mouvement mais le N1 du parti les a balayés avec mépris. Ce n’est pas moi qui le dis mais ce membre du Majliss Choura, auteur d’un document en arabe intitulé  « le FIS, du triomphe au suicide ». Je vous renvoie aussi aux témoignages de Bachir Fkih, Mohamed Kerrar, Hachemi Sahnounin Ahmed Merani qui ont pris la parole au cœur des affrontements de juin 1991. Quel pays au monde aurait toléré la circulaire en 22 points signée par Abassi et Ali Belhadj à ce moment-là ? En Turquie, le pouvoir d’Erdogan vient d’engager la procédure d’interdiction du parti HDP, 3e force politique du pays, pour de simples  soupçons de proximité avec le PKK classé comme « terroriste » par Ankara.

Essayez aussi de revisiter les discours des dirigeants du FIS et les sermons de leur prêcheurs. Vous verrez que la violence y fleurissait et que la menace de djihad était omniprésente. Les violences ont commencé en 1989 et ont culminé avec l’attaque d’un poste militaire en novembre 1991. Après avoir nié toute implication, la direction du FIS a reconnu une responsabilité individuelle de militants. On peut le concéder mais ces militants ont été mis en condition de mener ces attaques par le discours belliciste des dirigeants et prêcheurs du FIS. Ne pas rétablir la vérité c’est manquer de respect à la mémoire des victimes. En ce qui me concerne, je n’ai pas envie de faillir à ce devoir. Je ne veux pas trahir cette mémoire.

S’agissant maintenant d’une résurgence du FIS, y compris sous un autre nom, c’est un scénario qui me parait improbable. En tout cas, à court terme. D’abord parce que les Occidentaux ont changé de vision par rapport à l’islamisme révolutionnaire dont ils ont favorisé l’expansion pour contenir le communisme. Aujourd’hui, les Occidentaux sont plutôt unis dans un projet de lutte contre le « terrorisme » avec la contribution de l’Arabie Saoudite qui a aussi engagé une réforme du wahabisme. Par ailleurs, il y a un cadre juridique très contraient qui ne laisse pas une chance à un parti comme le FIS de se créer. Or sa légalisation a aussi favorisé son expansion lors de la parenthèse enchantée de démocratie entre 1989 et 1991. Je dis cela en observant que la religiosité se diffuse de plus en plus fortement dans la société, encouragée d’ailleurs par le discours officiel. Mais le pouvoir est convaincu de ne pas prendre de risque parce qu’il dispose de la force. Les islamistes quant à eux, instruits par la décennie noire, ne prendront pas le risque d’une autre confrontation asymétrique.

Vous précisez dans le chapitre intitulé Le golem que le FIS a été créé « au mépris de la constitution du 23 février 1989 ». Ensuite, vous exposez la contradiction de sa création avec la loi du 5 juillet 1989, qui interdit la constitution de partis « à base exclusivement confessionnelle ». Qu’est-ce qui a réellement permis la création du FIS, au niveau des institutions de l’État ? Peut-on réellement reprendre la sentence de Saïd Sadi qui dit que « l’État algérien a voulu jouer avec le feu » ?  

La légalisation du FIS reste la grande énigme de l’ouverture démocratique de 1989. Chadli soutient clairement qu’il n’aimait ni le parti ni ses dirigeants mais qu’il s’est incliné devant les recommandations de ses « plus proches collaborateurs ». On sait que cela s’est réalisé sur fond de lutte des clans entre partisans du dirigisme économique et libéraux. Ces derniers voulaient s’assurer le soutien des islamistes, partisans de l’économie de marché, pour réaliser leurs réformes économiques. Chadli a ignoré une alerte de l’armée envoyée en décembre 1990, six mois après le triomphe du FIS aux élections locales. L’armée observait la montée inexorable du FIS vers le pouvoir et l’a fait savoir en avertissant contre les conséquences jugées « graves » d’un tel scénario.  Lors de la crise de 1991, le MDN  a proposé à Chadli la création d’un « Conseil consultatif » composé de notabilités pour l’éclairer sur la situation politique. Il y avait sans doute l’idée implicite de le soustraire à l’influence de ses « plus proches collaborateurs » mais Chadli a ignoré la proposition.

Avec la désobéissance civile de juin 91 puis l’attaque de Guemmar, le chef de l’Etat a eu l’opportunité de corriger l’erreur de la légalisation de 1989 mais là aussi il n’a pas agi. La loi prévoyait des sanctions graduelles. Il aurait pu envisager une suspension dans un premier temps des activités du parti avant une brutale interdiction. Cela aurait permis de réaffirmer l’autorité de l’Etat et de domestiquer les ardeurs du FIS. Mais il a misé sur une élimination du parti par les urnes. Sauf qu’il s’est appuyé sur des sondages erronés qui donnaient le FLN gagnant. Il s’est enfermé dans une aporie, une contradiction insurmontable. Je ne pense pas que Chadli cherchait cette fin lamentable. Il aurait voulu rentrer dans l’Histoire comme le « père de la démocratie »  le Mikail Gorbatchev de l’Algérie.

« Les élections de 1991 sont les plus transparentes dans l’histoire de l’Algérie ». Cette phrase est souvent répétée dans les milieux islamistes et conservateurs. Or, dans votre livre, vous relatez beaucoup d’épisodes qui attestent du contraire. Où commence la vérité et où s’arrête-t-elle ?

Les législatives de 1991 ne peuvent pas être comparées à celles de 1976, 1981 et 1986. Celles-ci se sont déroulées sous le régime du parti unique dans les instances duquel siégeait l’armée. Il y avait une seule liste et tout se réglait à l’intérieur du parti. Les législatives de 1991 ont été les premières à être pluralistes. Elles sont survenues après l’émergence d’un parti hégémonique qui avait pris un an auparavant le contrôle de 60 % des  APC, donc du fichier électoral. C’était aussi une période où les services de renseignement, en pleine phase de restructuration, avaient un peu perdu le contrôle de la situation. Ils n’étaient pas en situation de manipuler le scrutin comme ils apprendront à le faire plus tard. Ils n’avaient déjà pas pu le faire aux élections locales de 1990. D’ailleurs le FFS et le MDA avaient boycotté parce qu’Ait-Ahmed et Ben Bella étaient persuadés qu’on allait trafiquer au profit du FLN

Là où les tous les partis ont pu installer des scrutateurs le 26 décembre 1991, je pense que tout s’est passé régulièrement. Mais dans de très nombreux bureaux de vote, la présence ostensible des militants du FIS s’était révélée intimidante. Cela a favorisé l’abstention, en particulier des femmes. Un constat aggravé par la non-distribution d’un million de cartes d’électeurs par les mairies. Ce qui est très étonnant c’est que le Premier ministre de l’époque Sid Ahmed Ghozali et son ministre de l’Intérieur Larbi Belkheir se sont d’abord réjouis du bon déroulement des élections.  C’est le lendemain seulement qu’ils ont corrigé leur évaluation. Et Ghozali a eu sa fameuse phrase « les élections n’ont été ni libres, ni propres, ni honnêtes ».

Dans votre livre, vous ne parlez pas de l’islamisme avant l’avènement du FIS. Pourquoi n’avez-vous pas parlé de ce qui a conduit à la naissance du FIS et, plus globalement, de l’islamisme violent en Algérie ? 

Mon livre n’est pas un essai sur l’histoire du mouvement islamiste en Algérie. Le sujet a déjà été abordé par d’autres auteurs même si ce champ reste largement inexploré. J’ai fait le choix de revisiter une séquence précise qui soulève encore des passions et qui fait l’objet d’une tentative de révision. Je la réexamine sous le filtre de faits irréfutés.  Pour autant, il est en effet impossible  de comprendre une situation politique sans rapport à l’histoire. Dans ce cadre, je vais rappeler que le référentiel religieux a toujours été mobilisé dans la résistance contre la puissance coloniale  puis durant la guerre d’indépendance que le FIS présente comme un jihad. Même la Déclaration du 1er-Novembre en porte l’empreinte puisque les islamistes n’en retiennent que « le cadre des principes islamiques ».  Le référentiel religieux a été ensuite instrumentalisé par l’Etat-FLN.

Après l’indépendance, l’association Al-Qiyyam fondée en 1963 par Malek Bennabi, a été le premier signe de ce qui va devenir l’islamisme algérien. Ses activités se sont traduites parfois par des affrontements avec les militants de gauche. Dans les années 1970, on a vu apparaître le mouvement des Frères musulmans avec notamment Mahfoud Nahnah. Ensuite, il y a eu au début des années 80 la naissance du Mouvement Islamique Armé ((MIA) de Mustapha Bouyali puis à partir de 1984 les légions d’Algériens partis combattre en Afghanistan. A leur retour, ils ont rejoint le FIS, puis le GIA en 1992.

Le FIS se dédouane aujourd’hui des crimes qu’il a commis (Plus de 100 000 morts) et les attribue aux généraux algériens, à leur tête le général Toufik (Responsable du Département du Renseignement et de la Sécurité). Or, vous qui étiez sur le terrain à l’époque des faits, vous démontrez que le FIS n’a jamais caché sa volonté de liquider physiquement ses adversaires. Le préfacier de votre livre, Mustapha Hammouche, rappelle même une formule du « plus modéré des dirigeants islamistes », Abdelkdaer Hachani, qui menaçait d’inverser les lettres du « FIS » pour en faire un « SIF » (Sabre). Cette confusion des rôles dure depuis trente ans et ne voit toujours pas le bout du tunnel. Pourquoi peine-ton à situer les responsabilités ?  

On peut convoquer le concept de « violence légitime de l’Etat » de Max Weber. Dans cet exercice, le pouvoir a reconnu ce qu’il désigne sous l’euphémisme de « dépassements » imputables, selon lui, à des éléments incontrôlés. La question des disparus en est l’illustration. Mais le FIS lui-même, par la voix de certains de ses dirigeants, assume et revendique les actions armées. Abderrezak Redjam dit clairement que le FIS a demandé à ses cellules locales de se transformer en groupes armés en janvier 1992. Redjam lui-même a rejoint le GIA avec Mohamed Saïd. Mansouri Méliani a reconnu devant le tribunal avoir fondé son groupe dès juillet 1991. On peut aussi citer le cas de Abdelkader Chebouti, le chef du Mouvement Islamique Armé (MIA) ou encore Said Mekhloufi auteur du manifeste de désobéissance civile qui a fondé le groupe Mouvement pour l’Etat Islamique. Quand le chef du GIA, Cherif Gousmi, fut tué en 1994, il y avait dans sa poche une lettre d’encouragement d’Ali Belhadj. Cette découverte avait d’ailleurs conduit le ministre de la Défense Liamine Zeroual à mettre fin à une initiative de dialogue avec les dirigeants du FIS emprisonnés à Blida. Ces dernières années, de nombreux chefs de groupes armés se sont exprimés. Je n’en cite que quelques-uns : Madani Mezrag, Ahmed Benaïcha, Ali Benhadjar, Abdelhak Layada. Ceux qui refusent de les écouter ne veulent sans doute pas la vérité.

Beaucoup d’observateurs avisés estiment que les islamistes, toutes obédiences confondues, pèsent environs 30% de l’électorat algérien et que cette proportion peut varier légèrement d’un moment à un autre mais reste globalement stable. Selon-vous, 30 ans après la première insurrection violente de l’islamisme politique en Algérie, ce fascisme vert constitue-t-il une menace ?  

On évalue la force d’un mouvement politique grâce à des sondages ou à ses résultats électoraux. Je ne sais pas quel est l’instrument utilisé par ces  « observateurs » et qui sont-ils au demeurant. Aujourd’hui, on n’a pas de sondage crédible et on soupçonne l’administration de manipuler les résultats électoraux. En 1991, le FIS représentait moins de 30% du corps électoral. Nombre de ceux qui ont voté pour lui ont changé d’avis depuis et votent pour les partis reconnus. Cela sans compter le nombre de nouveaux inscrits enregistrés en 30 ans. Aujourd’hui, ce parti est exclu du champ politique légal. En définitive, cette menace conduit seulement à verrouiller l’expression politique. On n’autorise que les vois favorables au régime.

 

 

 

4 thoughts on “« Les islamistes ne veulent plus de confrontations asymétriques » (Amer Ouali, écrivain)

  1. Rarement, pour ne pas dire jamais, l’histoire de ces années innommables aura été aussi clairement démontée, et point par point ! Amer Ouali a fait là oeuvre utile, là où on attend que cela vienne de nos historiens. Et l’auteur, qui plus est, a l’avantage du « terrain », si j’ose dire. Des faits, sinon des preuves factuelles. Une oeuvre utile, oui, qui fera date.

    1. Je ne suis généralement pas sensible aux compliments mais que cela vienne de toi me rend fier de ce travail.

  2. Les faits sont têtus!le fis était 1parti légal;on l’a laissé participer aux législatives de 1991.Il avait la majorité des apc et wilayate on l’a « dénudé » de toutes les compétences de la commune et de la wilaya; la seule compétence qu’on lui a laissée est la gestion des poubelles.Les décideurs ont choisi le scrutin majoritaire;le pire des scrutins,pour un peuple qui n’a jamais connu de démocratie,comme le dit 1 aphorisme bien de chez nous « kima tablou lah argaçe! » Le fis a eu 40%des voix, comme le scrutin majoritaire est injuste, il a raflé l’écrasante majorité des sièges-encore 1 aphorisme bien de chez nous: »ella3ab h’mida oua erracheme h’mida »et j’ajoute même le café appartient à h’mida !Un peu d’analyse « socio-politique »je suis un simple citoyen qui constate:le peuple a voté pour le fis,non pas par amour;mais pour dégager le fln.Il a voté pour le parti le plus fort,le mieux organisé,mais aussi pour le parti qui portait-même hypocritement- ses valeurs:l’ISLAM ET l’Arabité.Les démocrasses ,plus intelligents que les millions d’électeurs du fis ont puni le peuple pour s’être trompé et mal voté!Les faits sont têtus:les massacres, les destructions massives -par une simple opération arithmétique:leur pourcentage par région montrent qu’ ils ont eu lieu pratiquement totalement dans la région arabophone de l’algérie,peuplée en majorité écrasante par les berbères complètement arabisés.L’Histoire un juge impartial,sévère a prononcé le verdict:TNAHOU GA3 c’est à dire tout le système mis en place par les «  » » »sauveurs de la «  » »république » » » » » » ».

  3. Loin de moi la volonté de dédouaner le FIS mais à lire cette interview, n’importe quel observateur objectif de la situation algérienne, comprend qu’il s’agit d’une enquête à sens unique tant les faits et les interprétations paraissent bien sélectifs. Un livre qui ne convaincra donc que ceux qui veulent l’être, comme les travaux d’un Mohamed Sifaoui, pendant que Mohamed Boudiaf, Matoub, Hachani et tant d’autres attendent de Vérité et de Justice pour que leur mémoire reposent en paix. J’espère que je ne serais pas censuré, sinon je ne serais pas surpris.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *