Littératures latino-américaines : le roman moderne (5e partie)
« De tous les instruments de l’homme, le plus étonnant est, sans aucun doute, le livre. Les autres sont des prolongements de son corps. Le microscope et le télescope sont des prolongements de sa vue ; le téléphone est un prolongement de sa voix ; nous avons aussi la charrue et l’épée, prolongement de son bras. Mais le livre est autre chose : le livre est un prolongement de sa mémoire et de son imagination. »
Jorge Luis Borges
En Amérique latine, il existe un pays situé à l’extrême sud du continent dont les villes sont plus européennes qu’ailleurs. Il s’agit de l’Argentine. Et l’Argentine, tout particulièrement, a développé très tôt une littérature fantastique sur un fonds populaire très riche d’une absolue irréalité.
Buenos-Aires est une ville fantôme où les habitants sont habités, malgré la présence du tango, par l’idée de la mort. Ils sont sensibles au jeu du désordre et ont le sentiment très fort d’un irréel incertain. D’autres grandes villes peuvent être classées comme la capitale argentine malgré le fait qu’elles soient ancrées dans l’architecture latino-américaine. Je pense plus précisément à Mexico, à Bogota et à Lima. Il est impossible de réduire la diversité des œuvres latino-américaines à quelques traits caractéristiques. Ce n’est pas seulement un ensemble d’œuvres mais une interaction des unes par rapport aux autres. On peut néanmoins en dégager deux tendances profondes : une très grande virtuosité de l’écriture et la présence du grand thème du pouvoir politique.
A/ Virtuosité de l’écriture.
L’immense et profonde culture des écrivains latino-américains se manifeste par la végétation luxuriante des images, le choc des sentiments inouïs et des sensations vertigineuses ainsi que d’un jaillissement de vie dans des horizons inconnus.
Baroquisme ? Réalisme ? Allégorie ? Certainement tout cela à la fois qui fait partie intégrante du génie latino-américain. Que l’on considère la littérature comme un retour à la fonction première de l’homme dans la cité, avec une grande confiance dans une nature désordonnée ou comme le comble de l’artifice, elle se traduit par l’hyperbole, l’énumération insensée, le miroitement des mots et des idées ainsi que par la prolifération fébrile des idées. Elle représentait autrefois un univers exotique, on se doit de la considérer aujourd’hui comme le reflet d’un monde qui ne peut plus être refermé sur lui-même — de la perte de l’harmonie du monde actuel. Il y a, en tout état de cause, chez l’écrivain latino-américain, une réticence à organiser un récit de façon logique : le désordre et le morcellement des romans étant une sorte de rébellion contre l’ordre répressif. C’est également ce que l’on a appelé « le réalisme magique ».
Les écrivains latino-américains utilisent les techniques nouvelles de l’écriture (discontinuité chronologique, monologues intérieurs, pluralité de points de vue, retour sur la misère collective…). Le Mexicain Carlos Fuentes a pu dire en désignant la littérature de son pays : « Le baroque découvre, au sein de sa profusion sauvage, le chemin qui mène à la totalité poétique. »
Ce mélange étonnant de civilisations superposées sur un fonds folklorique extrêmement riche se traduit par un langage dont la poésie est le moteur et dont la finalité peut être si magique. Cela peut expliquer le goût des écrivains notamment argentins comme Ernesto Sabato (1911-2011) ou Julio Cortázar (1914-1984) pour la construction quasi-labyrinthique des intrigues romanesques.
B/ Thème du pouvoir politique
Écrire en Amérique latine, c’est esquisser une identité spécifique dans un monde qui voudrait tout uniformiser et restituer à cette communauté sa nature révolutionnaire. La littérature « indigène » faisait partie d’un mouvement nationaliste et politique. La littérature moderne, comme esthétique de la violence, est la dénonciation d’une réalité qui fait mal. C’est une lutte incessante pour la liberté et la justice.
Alors que la fonction de la littérature n’est pas forcément d’être politique et encore moins d’être révolutionnaire, la conscience morale, dans les années 1960-1970, renforcée par les évènements de la Révolution cubaine, a agi comme un catalyseur sur la vie politique, culturelle et artistique, si bien que les œuvres actuelles sont des témoignages et des instruments de propagande idéologique aux services des « masses populaires » de ce continent bafoué et foulé aux pieds.
Les écrivains sont saisis de l’urgence de dire tout ce qu’il y a à décrire au sein d’une société où, parfois, il n’est pas possible de distinguer les cantiques des fidèles en prière des lamentations des hommes que l’on torture.