« L’ombre d’un doute » : un fabuleux voyage au fond de notre mémoire collective.
Bent’Joy, ville espace de ce roman, telle Héliopolis dans La cité du soleil de Mammeri, annonce déjà la couleur. Elle scintille, rutile, éblouie… Mais aussi trouble, exalte, inquiète. Cette ville aux « pluies infécondes » et qui a peur du renouveau connaît le déluge et le calme, le brouillard et l’éclaircie. Elle s’enlise dans un passé mais elle y tient à un sauveur, Sidi Akadoum, qui, lui, arrive du désert, « par une nuit douce et clémente ».
Sidi Akadoum est omniprésent, presque omniscient, il prophétise tantôt, décoche reproches et invectives parfois. Tantôt encore il dénonce le tissu d’obscénités dont se parent les femmes car à Bent’Joy, elles vivent ou s’attachent encore aux voluptés de la vie. C’est pour cela qu’il énonce d’abord des vers prophétiques, à un rythme régulier, puis en métaphore avant de passer aux menaces à peine voilées. La transformation de cette citadelle se poursuit lentement, elle, qui refuse pourtant. Il réussit à renverser la monarchie, indique la voie à suivre aux habitants. Les choses ou la prophétie se passent en 1602…
Le texte est un long poème en prose où les mots n’alimentent pas forcément le dire. Il est fait d’allusions, de grandes subtilités et de révélations. Puisant dans la tradition orale, dans les contes traditionnels du terroir mais aussi parfois de la Grèce et de la Méditerranée, il dresse une sorte d’inventaire de la mémoire collective où les images se contrastent et se mêlent. Même chose pour celles qui semblent bien plus historiques mais quelquefois saupoudrées de phrases de notre temps, qui peuvent surgir à tout moment, un peu comme si l’auteur prend des libertés avec l’histoire. Le texte n’est qu’émerveillements comme on le voit dans les contes qui racontent le sort d’une ville ou d’une communauté. Les ancêtres de la famille royale déchue, d’abord exilés, reviennent à leurs racines. Loin de tomber dans les litanies de lamentations, ils songent à renverser le destin. Ils tentent de réintroduire dans la pensée des gens de Bent’Joy les valeurs des ancêtres, de leur origine. Ils déversent des argumentations et dénoncent le culte d’un homme devenu aux yeux des Bent’Joyens, un saint. Athina, Amjeh et d’autres personnages tentent de prouver leurs existences. Mais l’histoire et ses enchaînements s’évanouissent dans cet habit bigarré de l’écriture, enveloppée de teinte magique, propre aux contes et légendes. Puis surgit le « je », en s’habillant de l’anneau magique pour faire à la fois le narrateur-personnage et pour faire, dit-il « le voyage à travers l’espace et le temps… Pour chevaucher les siècles ».
L’auteure qui maîtrise les rouages du conte, ressuscite des scènes et des personnages en défiant le possible. La lecture se fait tout en guettant que surgisse l’inattendu. Et non seulement avec cette dépendance vive à connaître la suite mais en se laissant abandonner à l’imagination, à suivre le labyrinthe de nos incertitudes et de nos doutes. Puis vient le temps des exorcismes. Le temps d’un clin d’œil à l’histoire récente. Le temps aussi peut-être de toucher à la symbolique de substituer l’humanité aux choses divines.
L’ombre d’un doute est un fabuleux voyage souvent difficile à saisir mais la virtuosité et la magie des phrases nous donnent l’envie de continuer car le pouvoir du conte est aussi celui de chercher à travers les méandres subtils du récit où se cache l’énigme. Comme le dit si bien cette expression consignée dans La cité du soleil: les hommes sont comme des enfants, ils préfèrent être bercés par les fictions moelleuses qu’éclairés par des vérités abruptes. Ce livre nous le prouve encore une fois, car dans ce monde souffrant où nous vivons, c’est un moment de poésie ouvert aux mythes et à l’émerveillement.
Nadia Agsous, L’ombre d’un doute, Editions Frantz Fanon, février 2021, 15 €, 600 DA. Disponible en Algérie, et à Paris à la Librairie du Tiers-Mythe.