« L’unilinguisme arabe est bien sûr une erreur d’orientation postcoloniale » (Baya Maouche, enseignante)

Pour Baya Maouche, enseignante algérienne établie en Allemagne, active dans le domaine universitaire sur  la question des langues et leur enseignement en Algérie, « L’héritage colonial est lourd à assumer sur le plan pédagogique, plus de 85% des Algériens étaient analphabètes en 1962, non pas illettrés, mais analphabètes car ils n´avaient jamais vu une école de l´intérieur. » Mme. Maouche revient également sur la richesse linguistique en Algérie dans laquelle on devrait investir.  « Une école algérienne ouverte vers le monde, ce serait une école qui cultiverait ses richesses culturelles arabe/tamazight/français et aussi l´anglais pour le monde des affaires. Ce serait un très bon bagage pour les jeunes algériens », estime-t-elle.

 

Pour commencer, vous avez été enseignante de français et d’allemand. Vous vous êtes beaucoup intéressée aux langues et à l’école en Algérie. D’où vous puisez cet intérêt ? Est-ce par rapport à votre identité algérienne ou à l’ampleur des crises socio-politiques dont l’école et les langues en Algérie sont victimes ?

Je fus enseignante en Allemagne du Nord à Hambourg jusqu’en 2008. J´avais fait mes études en romanistique, germanistique et pédagogie dans cette ville de la Hanse. J’étais arrivée en Allemagne en 1972, après avoir passé mon baccalauréat à Nantes en France, je voulais connaitre cette Allemagne plus profondément et j´avais décidé de continuer mes études dans ce pays. Et en plus j’avais eu une enseignante d´allemand très motivante au lycée à Nantes.

Je n’avais pas eu le temps au courant de ma carrière d’enseignante de me poser des questions concernant mon identité plurielle (algérienne, française et allemande). Mais j’avais reconnu assez tôt pendant ma pratique pédagogique qu’il y avait des grandes différences sociales et culturelles parmi les élèves qui m´avaient été confiés. Certains d´entre eux, issus de l’immigration, avaient plus ou moins de difficultés à assimiler la langue française. D’autres lycéen-ne-s par contre apprenaient le français en tant que langue étrangère très facilement, les parents étaient d’une couche sociale aisée ou avaient des relations avec la France, ils partaient en vacances sur la Côte Méditerranéenne ou avaient participé à des échanges scolaires franco-allemands.

En tant qu’élève j’ai toujours aimé l’école et mes enseignants. J’ai eu de la chance en France en primaire de rester aux études, de prendre des livres à la bibliothèque scolaire et d’apprendre rapidement la langue française après l´arrivée de ma famille en France en juin 1962. Après 6 mois passés (exactement 121 jours) dans les camps du Larzac et de Rivesaltes, ma famille fut logée dans une caserne militaire à Nantes. Et de là est parti mon intérêt pour l’école, car il fallait s’en sortir, s’ouvrir vers une société totalement étrangère de nos habitudes en Grande Kabylie, à Abbo, département de Tizi Ouzou. C’est là-bas que j’ai fait ma première scolarité. L’école d’Abbo (aujourd´hui Sidi Daoud) était mixte, il y avait quelques enfants de colons et nous étions 60 enfants dans la classe, de tous les âges.

Les questions que je m ´étais posé, étaient vraiment simples : Pourquoi sommes-nous partis en France en 1962 ? Pourquoi une grande partie de la famille n’a pas eu la chance d’aller à l´école en Algérie ? Suis-je une enfant de traîtres ? Ce sont ces questionnements qui m´ont poussée vers l’enseignement. Je voulais étudier, apprendre et à mon tour donner un peu de ce savoir acquis à l’école et aider aussi ma famille ou les membres de mon « clan » d’origine à sortir de l´ignorance dans laquelle ils avaient été cantonnés malgré eux.

C’est ce lourd héritage colonial, ce fardeau qu’il fallait alléger et je voulais absolument devenir enseignante et aider.

Je suis devenue enseignante, ni en Algérie ni en France, mais en Allemagne. Ma destinée avait pris une autre direction. Mes questions concernant l´école française en Algérie coloniale et ainsi même les questions des inégalités scolaires étaient restées dans ma tête.

Ce n’est qu’après ma retraite en 2008 que j´ai pu reprendre ce questionnement, je m’étais inscrite à Perpignan à un cursus de sociologie, un D.U sur les Égalité des chances et discriminations. J´avais choisi comme thème de réflexion « La scolarisation des enfants Gitans » en France, à Francfort/Main et ailleurs en Allemagne. Après ce D.U je m’étais inscrite en Sciences humaines à Hambourg pour écrire un travail de doctorat sur l´école française en Algérie coloniale 1830-1962

Je voulais continuer sur ma lancée. Alors j’ai commencé à lire les ouvrages de Pierre Bourdieu sur l´Algérie, sur la transmission du capital culturel et les causes des inégalités scolaires.

Mais bien sûr, il y avait des raisons liées étroitement à l’Algérie : Ma mère était retournée vivre en Algérie, elle voulait être enterrée au milieu des siens en Algérie. Comme je fus très loin de ma famille pendant longtemps (je vis depuis 1972 presque sans interruption en Allemagne du Nord), je me suis retournée vers elle après ma retraite et je lui ai rendu visite assez souvent, jusqu´à sa fin de vie en 2009.

Je ne maitrise pas l´arabe classique, mais l’arabe que nous parlions à la maison avec mes parents. J’ai recueilli les derniers mots de cette mère dans son parler et sa langue maternelle. Ayant été à l´école et sachant lire et écrire je me sentais dans l’obligation de recueillir les paroles de nos générations qui n´ont pas eu ce privilège. Je crois bien que c’est cette responsabilité envers nos Ancien-ne-s qui me rattache à l’Algérie et à l’école de l’Algérie actuelle.

En 2011, vous avez participé à un colloque à l’Université d’Oran, votre intervention s’est intitulée L’enseignement en Algérie coloniale et postcoloniale entre métanoïa et renforcement partiel du capital culturel. Vous y soulignez que « l’apport de la langue française en Algérie paraît infime. » Or, la réalité démontre que les cadres de l’administration algérienne postindépendance sont majoritairement issus de l’école française. Est-cela ce que l’on appelle « héritage colonial » ?

En 1962 l’apport de la langue française paraissait infime, car l’école française en Algérie coloniale n´a touché qu´une infime partie de la population algérienne. C’est ce que dit aussi l’historien algérien choisi par le gouvernement actuel de l’Algérie pour parler de l´ »héritage colonial » : « La France a œuvré pour répandre l´analphabétisme »  d´après Monsieur Abdelmadjid Chikhi.  Même si la Kabylie fut un lieu privilégiée pour la scolarisation des enfants « indigènes »  cette école française n´a atteint qu´une partie de la population algérienne. Même les derniers efforts fournis par la France pour renforcer la scolarisation des enfants algériens à partir de 1956 n´ont pas eu les résultats voulus

Puisque ce plan de Constantine, le plan développé par le Recteur d´Académie Laurent Capdecomme pour une scolarisation accélérée de l´Algérie fut contrecarré par la guerre pour l’indépendance nationale, par le boycott des parents algériens refusant d´envoyer leurs enfants à l’école française. En outre ce ne furent pas de véritables écoles avec des enseignants formés par l’éducation nationale, mais des jeunes appelés (comme Pierre Bourdieu) qui s’occupèrent des enfants. Par ailleurs cette scolarisation se passait dans le cadre des regroupements de population, afin d´éviter que les jeunes Algériens rejoignent les rangs du mouvement national de libération. Si l’école française a eu une grande influence ce fut dans les régions kabyles qui furent scolarisées en premier (par exemple l´école Verdi, l´école de Mouloud Mammeri) ou dans les grandes agglomérations comme Alger ou Oran.

Bien sûr que la langue française grâce à l´école algérienne ouverte à tous les enfants s’est propagée après 1962 rapidement. Les contacts avec les familles émigrées en France rendaient nécessaire l´usage de la langue française.

Et sûrement à cause du fait que l’administration algérienne était francisée et que les enseignants algériens formés à la Bouzaréah étaient francophones, le français a pu toucher plus de familles algériennes qu´à l´époque coloniale.  En 1962 il n’y avait pas de personnel enseignant arabophone ou amazighophone, juste des enseignants formés sur le tas et dans la précipitation de l´après-guerre qui avaient pris la relève des enseignants français qui étaient retournés en France.

Il y a eu un vide  après le départ des nombreux enseignants français.

L’héritage colonial est lourd à assumer sur le plan pédagogique, plus de 85% des Algériens étaient analphabètes en 1962, non pas illettrés, mais analphabètes car ils n´avaient jamais vu une école de l´intérieur.

L’héritage colonial n’est pas seulement une question de chiffres, il faut parler aussi avec Bourdieu des fameuses « conséquences incalculables ». Le contact violent des cultures qui s’est produit en Algérie coloniale a laissé d’autres traces dans le cœur et la tête des Algériens. Et ces traumatismes sont peut-être plus difficiles à guérir à long terme que l´influence de l´école française. Cette école, malgré toutes les critiques, a quand même formé quelques enseignants à la Bouzaréah (Mouloud Feraoun ou Cherif Kherbache et beaucoup d´autres pionniers de l´école algérienne), elle a formé une « élite indigène », c’est la colonisation avec le contact violent entre les cultures qui a déstabilisé les êtres humains. (cf. Pierre Bourdieu et le sabir culturel notamment).

Dans le même acte du colloque, vous parlez de l’impact de l’unilinguisme arabe, grandement responsable des inégalités sociales et de la non-reconnaissance de la culture et langue tamazight. Selon vous, cette politique linguistique « incohérente » est-t-elle la seule responsable de la dégringolade que ne cesse de prendre l’école algérienne ?

L’unilinguisme arabe est bien sûr une erreur d´orientation postcoloniale. Une erreur parce que les Algériens n’ont pas tous cultivé la langue arabe classique pendant la colonisation.  Elle était bien réservée à une élite qui cultivait l´arabe classique dans certains lieux ou villes comme Tlemcen, Constantine et envoyait ses enfants étudier l’arabe Classique à l´étranger. Cette erreur s’explique aussi par les positions politiques du gouvernement algérien qui voulait absolument réaffirmer l’identité arabo-musulmane de l’Algérie. C´est assez facile à comprendre, car pendant 132 ans cette langue et cette identité furent réprimées par le colonisateur. L’établissement exclusif de la langue française en Algérie a refoulé toutes les autres langues et les a confinées à des usages « domestiques ». C´est ce qu’on appelle un rapport hégémonique. Il fallait « réparer » les erreurs du système scolaire français.

En 1962 les Algériens devaient se remettre des violences de sept ans de guerre, de 132 ans de colonisation, où aurait-il fallu prendre les bonnes orientations pour la décolonisation ? Il n’y avait pas d’exemple !

Grâce aux efforts des nouvelles générations, les erreurs postcoloniales ont été partiellement rectifiées, puisque le Tamazight est devenu langue nationale et ensuite langue officielle. Mais faut-il remettre tout en question ? Bien sûr que non !  L’Algérie est une « mosaïque », elle a une richesse culturelle bouleversante et enviable, la difficulté est de concilier ces diverses cultures et langues sans exagération. L’exemple ou le modèle de la Suisse est enviable, le pays a trois langues d´enseignement l’allemand, l’italien et le français selon les régions. C´est un modèle « luxueux ».

Pour concilier ses diverses cultures l’Algérie devrait investir plus dans l´enseignement et avoir un modèle cohérent. Un exemple : Si l’université exige dans certaines matières scientifiques le Français, c´est certain que la langue arabe classique n´est pas suffisante. Je ne sais pas si le Tamazight pourrait prendre la place du Français dans le domaine universitaire.

Une école algérienne ouverte vers le monde, ce serait une école qui cultiverait ses richesses culturelles arabe/tamazight/français et aussi llanglais pour le monde des affaires. Ce serait un très bon bagage pour les jeunes algériens. L’Algérie et son enseignement pourront-ils assumer ce challenge pour l’avenir sur le plan financier ?

La manière dont les langues française et arabe ont pénétré l’univers linguistique nord-africain est presque la même vu que leurs locuteurs ont historiquement été des conquérants. L’une a formé des futurs cadres de l’administration algérienne, l’autre se voit pointée du doigt à cause de l’échec de l’école. Quelle lecture donnez-vous à cette situation ?

Je n´ai pas de parti pris ! Je prends parti pour les enfants et les élèves !

C’est une question idéologique et politique. Il y a eu la conquête arabe, après la colonisation française, c’est vrai. Mais Kateb Yacine revendique son « butin » résultant de la colonisation française, la langue de Molière et de Voltaire. Je pense que l’arabe classique a aussi ses lettres de noblesse, c´est la langue de l’Islam, religion de l´état algérien et elle lie les Algériens à la grande communauté des Musulmans et du « monde arabe ». Pourquoi refuser ces apports ?

Je préfèrerais m’orienter vers la pratique. Les élites algériennes francophones, amazighophones envoient leurs enfants à l´école française où ils apprennent aussi l’Anglais, ainsi  ils acquièrent un bon bagage pour leur futur. En net désavantage sont les enfants ayant un bagage linguistique se limitant à l´arabe classique.

Quelles solutions proposez-vous pour une restauration de l’univers linguistique algérien et une récupération d’une école plus ouverte sur le monde ?

Les solutions se trouvent entre les mains des Algériens eux-mêmes : Plus de finances pour l’enseignement, l´éducation et la recherche scientifique, moins d´argent pour l’armement et la sécurité.

 

 

 

One thought on “« L’unilinguisme arabe est bien sûr une erreur d’orientation postcoloniale » (Baya Maouche, enseignante)

  1. Bonjour,

    J’ai lu votre article sur Baya Maouche , je suis une camarade de Baya en lycée Guist’hau à Nantes . Pouvez-vous lui transmettre mes cordonnés 0781273138
    Mon address : 60 rue de l’ancien comédie à Béziers 34500 France

    Merci
    Cordialement
    Marie-Charlotte Rouaud

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