Mémoires: Matoub Lounes raconté par Saïd Sadi
Matoub Lounès est, selon Said Sadi, « un écorché vif d’une grande densité ». Il en parle avec beaucoup de tendresse et d’admiration dans le tome 3 de ses mémoires, « La haine comme rivale », et nous raconte le sombre épisode de sa séquestration par le GIA, de sa libération, mais aussi de l’idée d’écrire « Le Rebelle », l’autobiographie emblématique de Matoub Lounes, après cette difficile épreuve.
La parcours de résistance du RCD et, plus généralement, des démocrates, est jalonné d’assassinats. Après l’arrêt du processus électoral et l’arrestation de la majorité des chefs du FIS, plusieurs groupes armés affiliés à ce parti sont apparus et commencent à cibler les élites, notamment des intellectuels hostiles à l’islamisme avant de s’attaquer à tous les agents de l’État puis aux Algériens sans distinction. Il s’agit de terroriser la population pour la rallier à leur cause. C’est dans ces circonstances que Matoub Lounès a été enlevé le 25 septembre 1994. Toutefois, une forte mobilisation des citoyens qui menaçait d’investir tous les maquis de la région de Kabylie jusqu’à récupérer son idole a contraint les islamistes à libérer l’artiste deux semaines plus tard. Cet affront ne sera pas digéré par les islamistes qui, après l’échec du Contrat de Rome qui a voulu blanchir le FIS de tous ses crimes et le réhabiliter politiquement, vont redoubler de férocité et multiplier leurs expéditions punitives tout azimuts. Les violences islamistes se sont en effet exacerbées et les massacres de masses se sont banalisés. Rien ne pouvait plus arrêter les différents groupes armés qui voulaient se venger de toutes celles et tous ceux qui, directement ou indirectement, avaient refusé de souscrire à leur projet « d’enterrer l’Algérie de la Soummam ». Si bien que tous les symboles du monde qui n’était pas le leur, les intellectuels, les femmes, les artistes, les ressortissants européens, etc., étaient impitoyablement assassinés. Après, Rachid Tigziri, Djaffar Ouahioune, Tahar Djaout, Mahfoud Boucebci, Djilali Liabès, Djilali Belkhenchir, Said Makebl, Hasni, Katia Bengana, Abdelkader Alloula et tant d’autres, Matoub Lounes n’était plus à l’abri. Il fallait le protéger. L’éloigner du pays. Mais le chanteur tenait viscéralement aux odeurs, aux bruits et aux fureurs de sa Kabylie. « Loin de sa Kabylie, Matoub était comme un poisson hors de l’eau », écrit Saïd Sadi. Dans La haine comme rivale, il raconte avec une rare tendresse sa relation avec Matoub Lounes avec qui il a partagé un long parcours où l’icône kabyle soutenait publiquement les actions du RCD, avant de participer au congrès du Mouvement pour la république et, plus généralement, aux marches contre les violences ; une solidarité qui se manifesta aussi à son dernier gala au stade Benalouache à Béjaia en 1997.
Saïd Sadi restitue toute l’épaisseur psychologique du personnage et nous offre, à travers des anecdotes d’une stimulante flamboyance, le portrait d’un écorché vif qui est prêt à en découdre avec la planète entière pour une poignée de terre de son pays natal.
Ce témoignage inédit et émouvant n’a pas réussi et ne réussira pas à ressusciter « le rebelle », assassiné le 25 juin 1998, mais il est parvenu à démontrer que la noblesse et la sincérité de son engagement sont et demeureront éternelles. « Sous l’écorché vif qui pouvait s’emporter sans raison apparente ou céder à la provocation gratuite vivait un homme profond et rationnel. Nous étions devenus amis. J’étais une des rares personnes dont il acceptait d’entendre les avis et il n’était pas rare que ses amis ou ses proches m’appellent pour le raisonner quand il persistait dans une décision ou une position inconvenante ou qui pouvait lui être préjudiciable. Il était très proche de ma famille. Il avait un grand respect pour mon épouse Djoher qu’il cita dans une de ses chansons traitant du Printemps berbère et couvrait de cadeaux mes enfants qui l’adoraient. Nous avions des discussions d’une grande densité intellectuelle. Peu de gens le savent mais, au milieu des années quatre-vingt-dix, il lui arrivait de lire un voire deux livres par semaine. Et à l’inverse d’autres artistes, il affichait ses opinions et sympathies politiques sans détours ni tergiversations. Il m’appelait Amγar, le Vieux. À la fin d’un dîner, il eut ces paroles : ‘‘Tu sais Amγar, il y a des choses que toi tu ne peux pas dire, moi si. Et ces choses qui gênent ou choquent doivent être dites. Il faut bien que ce siècle avance pour nous aussi.’’ », lit-on dans La haine comme rivale.
Extrait:
« Dans la nuit du dimanche 24 au lundi 25 septembre, le chanteur Matoub Lounès fut enlevé par un groupe armé dans un bar clandestin situé à Takhoukht, une trouée sinueuse noyée dans le maquis menant de la plaine du Sebaou vers la Haute Kabylie […].
Le 10 octobre, la nouvelle se répandit en pleine nuit dans toute la région. Matoub venait d’être libéré. Il avait été abandonné par ses ravisseurs devant un café de l’un des villages des Aït Yani. Cette nuit-là, la Kabylie ne connut pas le sommeil. Le GIA avait reculé parce qu’il avait compris ce que représentait l’artiste : un symbole de l’âme kabyle.
Pendant quelques jours et comme toutes les personnes qui ont vécu ce genre de situation, Matoub développa un syndrome de Stockholm qui, heureusement, ne dura pas trop longtemps. Parti rapidement en France, il retrouva son équilibre et sa verve mais éprouvait des troubles du sommeil et des crises d’angoisse. Je lui proposai d’écrire son épreuve tout en remontant à son enfance.
Il se rebiffa :
« Je ne suis pas écrivain, moi.
— Ce n’est rien. Tu parles devant une personne habituée à l’écriture et après elle procède à la transcription que tu reliras. Beaucoup de gens ont fait ça.
— Moi je ne connais personne pour ça.
— Je peux demander à Véronique Taveau de t’accompagner. Elle maîtrise bien le dossier algérien et je crois qu’elle t’aime bien.
— Si c’est Véronique, je suis d’accord. »
Une rencontre eut lieu au domicile de la journaliste situé rue de l’Université où nous trouvâmes Malik Aït Aoudia, notre attaché de presse dans l’émigration. Une fois la méthode arrêtée, Matoub fut pris de panique. Il ne savait pas par où commencer et avait peur de ne pas être à la hauteur de ce que pouvait attendre de lui son lectorat. La journaliste le rassura en lui disant qu’au début, plusieurs personnes appréhendent de se confier :
« C’est une barrière psychologique classique qui se dépasse assez facilement. Il suffit de commencer par raconter un évènement banal de son enfance et, en général, on se libère. Donc tu nous parles d’une petite histoire que tu as vécue. Une toute petite. »
Quand Matoub accepta de faire un essai avant de programmer les séances d’enregistrement, nous nous attendions à le voir décrire un jeu, une chamaillerie de gamins :
« Un jour, je me suis caché dans un gourbi plein de foin pour fumer en cachette un mégot. J’avais volé des allumettes et, comme c’était la première fois que je fumais, j’avais dû m’y prendre à plusieurs reprises. Je ne savais pas que les allumettes que je jetais n’étaient pas complètement éteintes. Quand je m’en suis rendu compte, les flammes avaient déjà pris. Je me suis enfui, le gourbi a flambé et le feu menaçait de s’étendre à tout le quartier. En fait, j’ai failli provoquer l’incendie de tout le village. »
Nous éclatâmes de rire.
« Ben dis donc ! Si tes petites histoires commencent par l’incendie du village, qu’est-ce que vont être les grandes ! », lançai-je entre deux fous rires.
Le plus drôle dans l’affaire était qu’il parlait de la catastrophe avec une désarmante banalité où l’innocence se mélangeait au caprice d’un gamin qui avait joué un mauvais coup aux adultes. Il fut impossible de continuer le témoignage car, dès que Lounès ouvrait la bouche, tout le monde s’esclaffait. La plaisanterie eut le don de délier la langue du chanteur qui s’ouvrit par la suite à Véronique Taveau avec franchise et confiance. Quand elle m’appela pour me demander de traduire les poèmes par lesquels étaient illustrés certains passages du livre, elle me fit part de la tendresse que lui inspirait le récit :
« Je pense que ce sera un beau témoignage. Il suffira de trouver un joli titre. Ça compte dans le succès d’un livre. »
Je répondis que les Kabyles retenaient du parcours de Matoub sa dimension rebelle et que c’est peut-être autour de cet aspect qu’il fallait prospecter. Elle choisit de retenir le qualificatif, qui ravit Lounès[1].
[1] Lounès Matoub, avec la collaboration de véronique Taveau, Rebelle, Éditions Stock, Paris, 1995.