« On ne peut pas dénier sa littérarité à la littérature de la décennie noire » (Ali Chibani, critique littéraire)
Pour Ali Chibani, docteur en littérature, la littérature algérienne de la décennie noire s’inscrit dans « la continuité de la pensée et du combat pour la survie d’une pratique artistique devenue dangereuse pour les écrivains. » Dans cette interview, il remet en cause les étiquettes que l’on « colle » à la littérature algérienne depuis Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri et insiste sur le rôle des écrivains algériens dans la lutte contre l’islamisme-intégriste des années 90.
Depuis la publication des premières œuvres de Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Kateb Yacine, la littérature algérienne ne cesse de bousculer l’ordre sur le plan esthétique et idéologique. Quelle serait la place de la littérature algérienne des années 90 dans le paysage littéraire algérien ?
Celui qui a commis une révolution esthétique est Kateb Yacine, car il a pensé son écriture comme un acte qui devait faire entrer la Révolution algérienne dans les foyers français. Avant lui, Feraoun, Dib, et Mammeri ont développé ce que Nabile Farès a appelé « la littérature du portrait » dont le fondateur est Jean Amrouche à travers ses recueils de poésie Cendres et Etoile Secrète. Cette littérature restitue au peuple algérien ce qui, de sa culture et de son histoire, a été le lieu d’une dépossession par le colonisateur. Jean Amrouche restitue les symboliques matriarcales kabyles à une universalité positive qui n’est pas celle du patriarcat de la France coloniale qui considérait que ses valeurs culturelles et morales étaient universelles et, à ce titre, exigeait des autres peuples de se délester de ce qui fonde leurs civilisations afin d’embrasser les valeurs françaises. Feraoun a montré comment l’école coloniale casse le mental de l’enfant indigène éloigné violemment de sa culture maternelle pour entrer dans la culture de l’école coloniale dont la transmission se fait, là aussi, par des hommes. La scène où Fouroulou est giflé par son père parce qu’il jouait de la flûte incarne toute la violence de l’école coloniale. Dib s’est tôt intéressé aux prémisses de la guerre d’indépendance. Il a tôt compris que la Révolution viendrait des peuples des campagnes, des paysans écrasés par la pauvreté et auxquels l’écrivain restitue leur dignité en les présentant comme des êtres de culture que le « malheur colonial » (expression d’Amrouche) n’a pas écrasés. Mammeri dépeint la cassure du lien social du fait de l’autoritarisme colonial qui veut disposer de la vie des indigènes à sa guise. Mais l’amour reste plus fort que la mort. En d’autres termes, l’indigène trouve toujours le moyen de garder et d’afficher l’humanité qui lui est contestée par l’ordre colonial. L’impossibilité de l’assimilation de l’indigène à l’ordre colonial, telle qu’énoncée par Amrouche, est aussi le sujet du premier roman d’Assia Djebar.
On le voit ici : la littérature francophone algérienne est née contre les institutions politiques. Elle persiste sur cette voie après l’indépendance. Quand Fadéla M’Rabet dénonce la trahison du combat et des aspirations féminines par Ben Bella, quand Jean Sénac développe son « corpoème » solaire, Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra et Nabile Farès dénoncent la dictature du Parti unique et dévoilent la construction de son autoritarisme religieux, social et politique. Les cassures mentales héritées de l’époque coloniales et maintenues vives par l’État algérien impactent l’espace du texte, notamment dans la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde de Nabile Farès qui est très intéressé par ce qui, de la violence coloniale, continue de travailler la psyché algérienne. Tahar Djaout s’inscrit dans la filiation de Nabile Farès dont il cite la trilogie Mémoire de l’Absent dans L’Invention du désert. Mais dans L’Exproprié, Djaout rend hommage à Mohammed Khaïr-Eddine dont l’écriture éclatée exprime sa révolte contre toutes les formes d’autorité, particulièrement dans ses premières œuvres. Djaout parle, dans Les Vigiles, d’un « débat esthético-politique » qui, peut-on dire, est partagé par tous les auteurs algériens. Parmi eux, il y a Rachid Mimouni qui, avec un ton incisif très personnel, met la société algérienne face à son hypocrisie et pousse l’audace jusqu’à faire une critique très fine du fonctionnement de la dictature militaire. Pendant ce temps, Mammeri se préoccupe de la transmission de la poésie orale kabyle et pose les bases d’une grammaire amazighe, tout en écrivant des œuvres théâtrales à visée argumentative. Dib, lui, explore des territoires inconnus de la littérature algérienne et défie les lois des genres littéraires.
L’émergence du terrorisme islamiste dans les années 90, avec les violences politiques qui l’accompagnent, semblent désorienter les écrivains algériens. Pour preuve, ils ont commencé par chercher le mode d’écriture qui peut éclairer sur l’essence de l’intégrisme et les ressorts des violences politiques. Ainsi Boudjedra et Mimouni ont d’abord produit des pamphlets (FIS de la haine ; De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier), avant de revenir au roman.
Pour répondre à votre question sur la place de la littérature des années 90 dans le paysage littéraire algérien, je dirais que c’est d’abord celle de la continuité de la pensée et du combat pour la survie d’une pratique artistique devenue dangereuse pour les écrivains. C’est aussi celle qui jette une lumière crue sur les contradictions de la place réservée à la littérature francophone en Algérie. Sa capacité à changer le cours des choses est tout à fait limitée, extrêmement limitée même si l’on devait comparer son incidence sur la société avec la mobilisation que la poésie chantée pouvait susciter. En même temps, les écrivains francophones étaient des cibles tragiquement privilégiées pour qui voulait donner au terrorisme une résonance internationale.
« Urgence » « retour au référent » « témoignage », tous des termes associés par des critiques aux œuvres publiées pendant la décennie noire, leur reprochant une qualité littéraire moindre. Dans quelle mesure ces termes sont-ils applicables à la littérature algérienne des années 90 ?
Au début de la Décennie noire, Mimouni et Boudjedra ont produit des pamphlets, avant de reformuler leur vision des choses sous forme de fictions (La Malédiction et Timimoun). Djaout, qui multipliait les chroniques, a écrit Le Dernier été de la raison, publié à titre posthume. Son éditeur a dit que ce livre était très différent du projet d’écriture dont lui avait parlé Djaout avant son assassinat. Cela prouve une nouvelle fois que des écrivains ont voulu répondre dans l’urgence aux exigences politiques et humaines immédiate. Pour autant, peut-on nier, comme cela est souvent le cas, toute littérarité à ses œuvres ? Je crois que tout ce qui est étiqueté « littérature de l’urgence » est hâtivement, pour ne pas dire aveuglément, disqualifié. Pourtant, bien qu’inachevé, Le Dernier été de la raison est une belle et profonde allégorie sur le fonctionnement de l’intégrisme qui refuse le doute et le questionnement, instaure la paranoïa et la méfiance jusque dans une même famille… D’un point de vue esthétique, il y a la même quête de la pureté que dans L’Invention du Désert dont le personnage d’Ibn Toumert ressemble beaucoup à Ali Benhadj. On y retrouve aussi la même quête de la poésie qui aère la prose étouffée par le réel. On peut dire que Boudjedra, Djaout et Mimouni révèlent, dans ces écrits dits de « l’urgence », les tendances esthétiques les plus ancrées de leur écriture.
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Je crois que la différence entre ces auteurs et ceux qu’on désigne par l’étiquette de « première génération » réside dans le fait que ces derniers pouvaient, en plus d’écrire, prendre part au combat algérien par différentes actions militantes, alors que les auteurs des années 90 n’avaient que leur plume pour se battre contre un ennemi que les livres ne touchent pas. Cependant, je ne veux pas considérer que tous les écrits des années 90 relèvent de la littérature de l’urgence. Si Diable veut de Mohammed Dib, Le Serment des Barbares de Boualem Sansal, Le Blanc de l’Algérie d’Assia Djebar ne sont pas écrits dans l’urgence. Malika Mokeddem, avec L’Interdite, parle même d’un sujet qui n’est pas la guerre qui avait lieu au moment de la publication du livre.
« Le retour au référent », si je ne me trompe pas, désigne ces œuvres qui ont voulu imiter ce qui fut appelé, à tort, « l’écriture ethnographique » de Feraoun et Mammeri. Cette littérature est peu intéressante. Elle n’a pas compris le projet littéraire de Feraoun et de Mammeri qu’elle traduit comme une volonté de célébrer la Kabylie. C’est une vision très coloniale de leur écriture.
« Littérature du témoignage », je ne le crois pas. La littérature écrite dans les années 90 n’avait pas pour objectif de laisser une trace sur ce qui se produisait de peur qu’il soit oublié. Cette œuvre a fait mémoire a posteriori. Je crois même qu’on peut relativiser ce travail de mémoire puisque bien des œuvres citées précédemment sont déjà épuisées et ne sont connues que d’un public restreint. C’est le cas de La Malédiction et du Dernier été de la raison. On peut néanmoins retrouver ce désir de témoigner dans ce qui s’écrit depuis la « fin » de cette guerre pour la comprendre. Il y a là une réelle volonté de lutter contre l’oubli que les politiciens veulent instituer.
Mais ce qui est intéressant, dans votre question, c’est ce qu’elle dit de notre difficulté à nous situer en tant que lecteurs par rapport à la littérature francophone des années 90. Nous devrions peut-être la relire à la lumière de la critique spécialisée dans la littérature concentrationnaire, littérature des génocides ou littérature de guerre. Cela permettrait de soulever de nouvelles questions sur le rapport de la fiction avec la vérité dans un contexte où celle-ci est difficile à établir, sur l’expression de l’immédiateté en littérature, sur la manière dont on pense l’impensable, etc.
La littérature algérienne des années 90 a servi d’arme de combat contre la barbarie des Islamistes-terroristes : écrire à l’époque équivaut à mourir. Pourquoi les écrivains algériens ont-ils opté pour la reproduction du réel et non pas la création d’une évasion pour oublier le quotidien tourmenté ?
Dire que la littérature reproduit le réel revient à affirmer qu’elle participe à la généralisation de la violence qu’elle est censée dénoncer. Je crois que vous parlez là en tant que lecteur qui vit ses lectures. Effectivement, on sort rarement indemne de la lecture des œuvres qui ont, pour sujet, les violences des années 90. Pour ce qui est de l’évasion, je ne sais pas si la littérature francophone algérienne a déjà proposé ce genre de littérature. Dans les années 90, cela aurait probablement était vécu comme une démission, une lâcheté de la part de l’auteur qui s’y serait livré dans un contexte où il était impossible d’oublier le quotidien. On peut même se demander s’il y avait des éditeurs qui auraient accepté de publier des œuvres d’évasion au moment même où des enfants étaient égorgés.
Plusieurs femmes algériennes ont fait leur apparition dans la scène littéraire algérienne pendant les années 90, c’est le cas de Maissa Bey, Malika Mokeddem, Latifa Benmansour, Salima Ghezali, etc. Quel a été leur apport à cette littérature ?
Elles ont renforcé l’écriture féminine et ont permis qu’on ne perde pas de vue la condition de la femme algérienne et ses souffrances. Chacune d’elles tisse, à sa façon, un lien particulier entre l’expérience vécue et l’expérience littéraire. C’est le cas de Malika Mokeddem qui s’intéresse à la circulation de la femme algérienne d’une culture à une autre et de Nina Bouraoui qui parle du morcellement identitaire et de l’homosexualité. Ces autrices se saisissent ainsi de thèmes qu’on retrouve – du moins en partie – dans l’œuvre de Taos Amrouche, tout en innovant dans le style et dans la manière d’appréhender les choses.
Pendant les années 90, plusieurs écrivains algériens écrivaient depuis l’Occident (France), sachant que le contexte était inédit. Y-a-t-il un rapport entre l’écriture et le lieu de l’écriture ?
Il y a toujours un lien entre l’œuvre et le lieu de son écriture. Le lieu de vie d’un auteur peut aussi être le lieu de son enquête. Il peut être le lieu dont les questionnements ou la vision des choses orientent le travail d’écriture. À titre d’exemple, écrire sur l’islamisme en France nous impose de tenir compte du lectorat islamophobe dont il faut déjouer les attentes, sans pour autant laisser les intégristes algériens prétendre que toute solidarité avec les musulmans est un soutien au projet politique islamiste. Un lieu d’écriture, c’est une distance géographique qui peut avoir un effet sur l’affect de l’écrivain et donc sur sa production. Enfin, il y a le lieu d’édition qu’il ne faut pas oublier. Il implique des attentes locales et des objectifs commerciaux qui ne correspondent pas nécessairement aux besoins de ceux dont on par