« Raconter l’enfance est aussi une épreuve difficile et douloureuse » (Mohamed Zitouni, écrivain).
Pour Mohamed Zitouni, auteur de Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale, raconter ses souvenirs dans un contexte de tourmentes, s’avère d’une nécessité absolue, notamment à travers le regard d’un personnage « gamin » qui se permet les curiosités les plus osées. « Etant le porte-parole de ce gamin, je me suis autorisé à raconter aussi ce qu’un enfant ne pouvait raconter quand il n’était alors qu’un gosse pris dans les tenailles d’un système éducatif et familial verrouillé, instable, violent », estime-t-il.
Vous venez de publier aux éditions L’Harmattan un roman intitulé Le Gamin de la rue Monge, où le personnage principal est « un gamin ». Pourquoi avoir opté pour le gamin ? Qu’est-ce qu’un gamin a de particulier ?
C’est un récit autobiographique d’une enfance qui se déroule à Saïda, en Algérie, où j’ai vécu jusqu’au début de l’âge adulte. J’ai choisi la narration comme mode d’expression littéraire parce que c’est le plus simple pour un premier roman. Les exigences se résument en fait à seulement rapporter des faits et les situer dans le temps. J’ai fait le choix « d’un gamin » comme personnage principal parce que mon enfance s’est avérée riche en événements à la fois originaux, atypiques et décalés. D’autant plus que cette enfance s’est écoulée entre deux moments forts de l’histoire récente de l’Algérie : les dernières années de la guerre d’indépendance et les premières années de l’indépendance. Cela s’est passé dans une famille représentative d’une population à la fois majoritaire en nombre et minoritaire en droits et libertés. Et puis il y a le regard d’un enfant qui exprime à lui seul l’intensité du vécu. Seul un enfant sait le faire sans malice ni tricherie. C’est peut-être la raison pour laquelle l’éditeur a classé ce livre dans sa collection « Graveurs de mémoire », ouverte aux études historiques.
Le roman semble joindre autobiographie et fiction dans un contexte des dernières années de la colonisation française en Algérie. Comment avez-vous assuré le pacte de lecture ? En quoi la partie autobiographique est-elle importante dans Le Gamin de la rue Monge ?
Il n’y a pas la moindre once de fiction dans ce roman, ou peut-être alors des imprécisions de temps à autre, je le concède, dues probablement à la distance du souvenir et à la difficulté de le garder intact à travers autant de générations et d’époques. Les personnages, eux, ont bel et bien existé ou existent encore, leurs noms sont authentiques, mis à part une petite poignée d’entre eux, nommés autrement, pour des raisons de bienséance ; les histoires, elles, ont été réellement vécues et les lieux existent pour la plupart encore de nos jours, plus de 65 ans après. Je rappelle que je ne fais que donner la parole à mes souvenirs d’enfant en invitant mes émotions à leur tenir la main. Je raconte de bout en bout ce que j’ai vécu enfant dans les années 1950, pour éviter que ma génération et tant d’autres ne subissent l’effacement. Il fallait dire les choses, les nommer sans retenue ni artifice. C’est ce que j’ai fait. C’est une tâche difficile et douloureuse où seul René Char a insisté pour me tenir compagnie tout au long de l’écriture avec sa fameuse citation qui figure en première page : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » Sans lui, j’aurais plié bagages avant même le premier chapitre.
Vous faites bien de me poser la question du pacte de lecture entre l’auteur et le lecteur. Pour qu’il n’y ait pas d’embrouille entre eux, je me suis empressé dès les premières pages de préciser les raisons qui m’ont amené à écrire ce récit autobiographique afin que le lecteur sache dès le début que l’auteur raconte une histoire vraie, d’un enfant vrai, dans un contexte affectif, familial, social, religieux, etc., tout aussi vrai. Pas d’écart ni transgression de cette vérité tout au long du récit afin qu’elle serve de trame explicative crédible de notre mode de vie dans un certain contexte et à une certaine époque de l’histoire algérienne. Etant le porte-parole de ce gamin, je me suis autorisé à raconter aussi ce qu’un enfant ne pouvait raconter quand il n’était alors qu’un gosse pris dans les tenailles d’un système éducatif et familial verrouillé, instable, violent. Je n’aurais jamais pu aborder des sujets qui relèvent de l’interdit et/ou du tabou si je n’avais pas opté pour le récit autobiographique. Dans mon cas, j’ai privilégié le roman au brûlot.
La question mémorielle entre l’Algérie et la France fait l’actualité depuis des mois. Un rapport de Benjamin Stora remis à Emmanuel Macron fait polémique. Comment voyez-vous ce pas à la lumière de votre roman Le Gamin de la rue Monge ? Peut-il y avoir une réconciliation ?
Les questions mémorielles ne peuvent être abordées que sous l’angle de l’histoire et sur la base de travaux d’historiens. Il est grand temps d’abandonner le « je t’aime, moi non plus » et admettre une bonne fois pour toutes qu’entre l’Algérie et la France, il y a un antécédent historique monstrueux qui reste en travers de la gorge des deux peuples ; tantôt ils s’aiment, tantôt ils se détestent, tantôt ils s’aiment et se détestent à la fois, c’est selon. Il est connu qu’en politique « quand c’est compliqué, il faut nommer une commission. » Du côté français, Benjamin Stora a été désigné. Bien sûr, ce dernier n’est pas un médiateur matrimonial mais un historien-chercheur passionné par son domaine de recherche qui est « l’histoire de l’Algérie et notamment la guerre d’Algérie, et plus largement l’histoire du Maghreb contemporain, ainsi que l’Empire colonial français et l’immigration en France ». Les circonstances ont fait que cet homme, « honnête intellectuellement » par ailleurs, soit à la fois juif et français d’Algérie. Ce n’est pas une raison d’attendre de lui qu’il se range obligatoirement dans un camp ou dans un autre, ou qu’il donne sa caution d’intellectuel à l’un au détriment de l’autre ? Si le président Macron ne s’est pas adressé à d’autres historiens, peut-être plus chatouilleux sur la question, comme Pascal Blanchard, Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles Manceron ou Sylvie Thénault, c’est qu’il a ses raisons. Benjamin Stora a été sollicité pour réaliser un travail sur la base d’un énoncé de mission d’étude qui en fixe le champ et ses limites. Il a fait au mieux de ses compétences. Et pour les résultats de l’étude, c’est comme pour les audits, les conclusions et/ou les recommandations sont toujours prévisibles, ou a minima négociées, et c’est l’usage.
Le Gamin de la rue Monge n’est pas très éloigné non plus de la question mémorielle ni du débat du moment sur les relations entre les deux pays. Bien sûr qu’il évoque, entre autres, la difficile et non moins exécrable cohabitation entre les différentes communautés dans cette Algérie coloniale. Qui le nierait ? Mais aujourd’hui, il s’agit plutôt de comprendre pourquoi et comment un humain maltraite, domine et écrase un autre humain jusqu’à le confiner pendant très longtemps dans une « humiliation permanente », comme celle dont parle Nelson Mandela au sujet du peuple noir d’Afrique du Sud. Si les voies vers une réconciliation sont nombreuses, les méthodes pour les aborder le sont beaucoup moins. Je vois pour ma part trois leviers possibles : d’abord un rapport de force citoyen exercé par les deux peuples, ensemble et dans la même direction, ensuite une démocratisation beaucoup plus avancée de l’Algérie et enfin le facteur temps. La réconciliation se fera, elle est inéluctable ; elle coule de source et l’histoire des peuples en est jonchée.
Votre roman embrasse l’histoire à travers le concept des « mémoires ». Selon vous, en quoi les mémoires franco-algériennes se divergent-elles ?
Aujourd’hui, aucun des deux camps ne veut ni ne souhaite que le dévoilement de sa part de mémoire se fasse en plein jour et sur la place publique. On peut l’entendre et le comprendre car les pertes politiques pour l’un comme pour l’autre causeraient des dégâts colossaux. Du côté algérien, le mythe des libérateurs de l’Algérie et la légitimité historique qui va avec pour garder indéfiniment le pouvoir aura raison de la classe politique actuelle, et du côté français, comme c’est les élections en permanence et que la question mémorielle fait partie des débats, aucune personnalité politique ne peut prêter l’ouïe à ce que firent les français pendant 132 ans en Algérie. Il n’y a que des coups à prendre des deux côtés qui se trouvent confrontés malgré eux dans un jeu de mikado géant où la difficulté consiste à retirer une à une les baguettes sans toucher ou faire bouger les autres.
Vous me posez aussi la question de savoir si Le Gamin de la rue Monge embrasse l’histoire à travers le concept des « mémoires ». Bien sûr qu’il en est tout proche, parce qu’il remonte à la surface des faits, vécus par un enfant et racontés par lui-même devenu adulte, qui ne sont au bénéfice d’aucun des deux camps. L’un pour avoir colonisé et détruit de l’intérieur tout un peuple, l’autre de n’avoir pas respecté la parole donnée vis-à-vis de ce même peuple pour une Algérie libre et démocratique. Les divergences sont exacerbées et frontales, et n’aident pas au rapprochement. C’est toujours « ce n’est pas le moment » pour les uns, ou bien « c’est trop tôt », pour les autres. Certains éditeurs français, qui ont décliné le projet de publication de ce livre, m’ont fait comprendre la même chose.
Les politiques parlent de réconciliation des mémoires entre la France et l’Algérie. Quelle est la place de la littérature, notamment d’expression française, dans les relations algéro-françaises ? Pensez-vous qu’elle aide les deux imaginaires à se féconder mutuellement dans la paix ?
C’est le temps qui, in fine, s’occupera de la réconciliation car c’est le facteur le plus déterminant ; c’est lui qui se chargera d’arrondir les angles et de lisser les bords ; lui seul dépouillera le regard des générations futures du sentiment de haine ou de rancœur quand il s’agira de traiter en vrai la question des mémoires. Si la littérature, notamment d’expression française, vient s’insérer dans le dispositif, elle servira forcément d’effet de levier pour faire avancer le processus. Mais rien de plus, car il n’y a pas que la production littéraire d’expression française qui peut jouer un rôle dans les relations algéro-françaises. Les autres productions, intellectuelles et culturelles, les partenariats, les échanges économiques et touristiques, le courage des hommes politiques, les associations, la diplomatie, les ONG, les succès communs dans tous les domaines, etc., seraient les bienvenus. La recherche en matière d’innovation dans la résolution des conflits lourds fera de grands pas et y contribuera également.
Si le président Macron a quelque chose de différent par rapport à ses prédécesseurs, c’est bien la méthode. Il est plus un consultant chevronné du monde de l’entreprise qu’un politique qui a fait ses preuves. Le rapport Stora, lui, n’a fait que « dresser un état des lieux du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, ainsi que du regard porté sur ces enjeux de part et d’autre de la Méditerranée ». Il n’a pas été plus loin. Emmanuel Macron propose dans son plan de commencer d’abord par s’entendre sur « comment favoriser la réconciliation entre les peuples français et algérien », autrement dit quoi mettre dans un plan d’actions pour « apaiser et rapprocher » avant d’aborder les divergences mémorielles. Il y va à petites doses, à petits pas, qui rappellent le savoir-faire diplomatique d’Henri Kissinger, l’ancien Secrétaire d’état américain. Des résolutions, bien sûr que oui, mais par palier seulement, car il est nécessaire, quand c’est trop complexe, de décomposer pour simplifier. La méthode a du bon et va dans le bon sens. D’abord la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin par l’armée française, suivie de celle plus récente d’Ali Boumendjel. Viendront du côté français d’autres actions d’apaisement et de rapprochement. Le reste du plan est prévisible. Du côté algérien, malheureusement, les autorités du moment et les organisations croupions campent une position beaucoup plus tranchée : toutes les excuses, toutes les archives, toutes les réparations et tout le reste. Une façon peut-être d’inciter l’autre camp à faire machine arrière et à laisser le processus en chantier, c’est-à-dire remettre le couvercle sur le statu quo.
Vous me demandez également si « la littérature peut aider les deux imaginaires à se féconder mutuellement dans la paix ». Toute seule, la littérature en est incapable, même à fortes doses. La réalité est malheureusement plus froide et sans appel : cela va être long, très long, trop long même. Personne n’en doute. « On n’est pas encore rendu », comme disent les Québécois.
Le roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200