Safia A. : indigène musulmane, aliénée et internée à Blida-Joinville (1939-1944)

Vers la fin de l’année 1933, l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, dont la construction avait débuté au milieu des années 1920, voit l’arrivée des premiers patients. Des dossiers médicaux3 de patients indigènes et européens admis dans cet hôpital dans les années 1933-1939, et dont la répartition au sein de l’hôpital se fait en fonction de l’origine ethnique, nous ont permis de retracer, parfois de manière succincte, le parcours de certains de ces patients dont celui de celle auquel est consacré notre article, Safia A.4. Ces dossiers contiennent des éléments issus de la pratique psychiatrique quotidienne ainsi que diverses informations sur les patients dont la parole et les réactions ont été pour un bon nombre retranscrites.

 Leur mobilisation ainsi que la reconstitution des parcours de ces patients s’inscrivent dans une démarche inspirée par les nouvelles orientations dans l’écriture de l’histoire de la psychiatrie et dont les objectifs ont été définis dans un article5 publié en 2015. Il s’agit, pour ce qui concerne les dossiers médicaux, de « valoriser le point de vue du patient et de le faire accéder au statut d’acteur à part entière de l’institution psychiatrique »6. Quant aux parcours de patients, ils permettent de « débrouiller, en dépit de leur diversité et de leur irréductibilité, les causes (sociales autant que médicales) qui conduisent un individu à l’asile et donc de comprendre la fonction de l’internement et son évolution »7, « d’analyser l’impact concret, sur les patients et leur entourage, de l’arrivée des nouvelles thérapeutiques »8 – dans la colonie, les nouvelles thérapeutiques entre autres l’insulinothérapie9 et la cardiazolthérapie10, sont administrées à partir du début de l’année 1938.

Dans le contexte de l’Algérie coloniale, l’exploitation de dossiers médicaux permet outre ce que nous venons d’énoncer, de confronter la théorie à la clinique, le discours scientifique des psychiatres de l’École de psychiatrie d’Alger à leurs pratiques, afin d’établir si l’hôpital psychiatrique de Blida a été le théâtre d’un traitement différencié des populations européennes et indigènes. Laissons pour le moment cette question de coté, nous l’aborderons au travers d’autres publications. Ce qui nous importe ici, en l’occurrence, est le parcours de Safia A. Son histoire est celle d’une patiente musulmane internée à Blida-Joinville.

Safia A.

Safia A. est une jeune indigène née et domiciliée à Aïn Bessam, une commune située à un peu plus de 100 km à l’est d’Alger et à 40 km de la ville d’Aumale. Le 22 décembre 1939, elle est internée à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en placement d’office, sous le matricule 3412. À son arrivée, une enquête sociale est diligentée pour recueillir des informations sur ses antécédents familiaux et personnels. Celle-ci révèle que son père, Embarek A. est décédé à l’âge de 80 ans et que sa mère Fatma Z. âgée de 40 ans s’est remariée. De cette nouvelle union est né un enfant sur lequel aucun élément n’est fourni. Le compte rendu de l’enquête note qu’on ne dispose d’ « aucun renseignement exact sur la jeunesse » de Safia, dont l’âge, en l’absence de date de naissance, est établi à 20 ans. Les investigations ont été semble-t-il, plus fructueuses quant à son passé récent : « Elle vit avec un homme depuis l’âge de 18 ans », homme avec lequel elle n’a pas d’enfant. Outre le fait de découvrir qu’elle est « une ancienne paludéenne », l’enquête a également permis de récolter des informations sur le début de sa maladie, intervenue un mois et demi plus tôt, et qui s’est caractérisée par « une humeur changeante, la malade est tour à tour, bavarde ou muette, et  répète sans cesse : « on m’a dit ». ». Dix jours plus tard, ses troubles mentaux se sont accentués : « Elle devient furieuse, démolit deux portes, brise une douzaine d’assiettes, bat son mari » et « déchire ses vêtements ».

Le jour de son admission, elle est vêtue d’ « une chemise, d’un tricot, d’une paire de bas, d’une jaquette velours et d’un pantalon ». Dans son dossier, un document dans lequel sont retranscrites les observations sur le comportement des patients, indique qu’un peu plus d’un mois après son internement, elle « a cherché à fuir ». Trois jours plus tard, le 30 janvier 1940, son état est décrit en ces termes : « agitation verbale continuelle, lacère, incohérente, insomnie ». En février et en mars de la même année, elle présente les mêmes troubles accompagnés cette fois de « rires discordants ». Elle parait « beaucoup plus calme », voire même « tout à fait calme », observe-t-on durant les trois mois qui suivent, au cours desquels un premier diagnostic, encore hésitant, est avancé : « a dû faire un accès maniaque ou une bouffée délirante ». C’est à la suite d’examens effectués entre avril et juin que son infection par la syphilis est découverte et combattue par un traitement anti-spécifique dont le nom n’est pas mentionné. Le 26 juin, elle est transférée à l’hôpital mixte d’Aumale, où elle paraît plus apaisée : « Calme, lucide et travailleuse », note-t-on. Son état donne lieu, moins de deux mois après son arrivée, à une suggestion : « sortie à envisager ». Une lettre du Dr Sutter, datée du 2 septembre 1940, adressée au chef administratif de l’hôpital d’Aumale, confirme une sortie prochaine tout en laissant entendre que celle-ci se fera de l’hôpital Aumale. Finalement, sa sortie s’effectue de l’hôpital Blida-Joinville, le 12 septembre, 6 jours après son transfert.

Le 24 janvier 1942, vers 10h00, Kouider K, agent de police municipal à Boufarik, une ville située non loin de Blida, aperçoit une « jeune femme indigène presque nue en train de s’épouiller sur le bord du trottoir ». Il l’interpelle mais la jeune femme lui répond par des propos incohérents qui lui donnent à penser qu’elle n’est pas « en possession de toutes ses facultés mentales ». N’ayant pu obtenir son nom et son domicile, il la conduit au commissariat. Cité comme témoin dans le procès-verbal dressé en vue d’une demande d’internement d’office à l’hôpital psychiatrique de Blida, l’agent déclare, qu’ « en cours de route, elle a insulté et menacé, sans aucun motif, les passants qu’elle rencontrait, traitant les femmes de « putains » ». Dans la journée, elle est présentée au commissaire de police, Jean Gonon, qui, le même jour, la fait hospitaliser à l’hôpital Seltz de Boufarik sans avoir au préalable pu l’identifier.

« Elle déchire tout son linge et brise toute la vaisselle que l’on met à sa disposition lorsqu’on lui porte sa nourriture. Cette femme indigène frappe très souvent contre la porte et les murs de sa cellule, gênant ainsi le repos des malades qui sont en traitement dans son voisinage. Elle chante et tient des propos incohérents. Il y a trois ou quatre jours alors que je m’étais rendue dans la cellule de cette malade pour lui porter son déjeuner, elle s’est jetée sur moi et m’a donné une gifle ». Les allégations de Léonie B., servante à l’hôpital Seltz sont corroborées par deux de ses collègues également servants, Lucien C. et Gorges O. Ces témoignages, cités dans le procès-verbal, sont transmis par le directeur de l’hôpital de Boufarik pour appuyer la demande de transfert de la jeune femme à l’asile de Blida qu’il adresse au commissaire de police une semaine après son hospitalisation. Le 5 février, un procès-verbal est dressé et transmis au maire de Boufarik.

Le 23 mars 1942, la jeune femme est internée en placement d’office à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville où elle est identifiée. Excepté pendant son hospitalisation à Boufarik, on ignore où Safia A. a résidé durant la période qui s’est écoulée entre sa sortie et sa réintégration à Blida. On ne trouve aucune trace d’enquête sociale dans son nouveau dossier dans lequel apparait son nouveau matricule, le 4398. Celui-ci contient des documents qui rendent compte du suivi médical dont elle a fait l’objet tout au long de son deuxième internement. On peut voir que le lendemain de son admission, Safia A., a été soumise à des examens dont la réaction de Bordet-Wassermann qui permet de rechercher des anticorps contre la syphilis. Maladie dont elle souffre encore et pour laquelle, comme le montre un des documents dans lequel sont consignés les traitements prescrits, elle est traitée avec les traitements qui sont administrés à l’époque aux syphilitiques, à savoir, entre autres, du cyanure de mercure et du bismuth.

Moins d’un mois après son arrivée, elle est également traitée par électrochocs pour ses troubles mentaux toujours caractérisés par un comportement maniaque, comme le stipule la fiche cartonnée « Annotations médicales mensuelles ». Le traitement dure deux mois, du 10 avril au 26 mai, avec 15 séances qui ont lieu tous les 3-4 jours11 avec parfois 3 à 4 chocs réalisés le même jour12. Ses réactions sont décrites à chaque séance. « Crise immédiate, assez forte », peut-on lire pour la première. Lors de la troisième, elle ne ressent qu’ « une petite secousse » qui la « surprend », elle est prise d’un « fou rire », qui pose question : « Impression que l’appareil a mal fonctionné ». Elle reçoit une autre décharge, elle est tout aussi surprise, mais cette fois-ci la sensation est désagréable. Sa réaction et surtout l’absence de crise confortent le praticien dans son idée : « Il se confirme que l’appareil ne fonctionne pas bien », écrit-il dans le document dans lequel sont annotés l’intensité du courant ainsi que les pulsations cardiaques et les réactions de Safia. Celle-ci semble avoir mis tout son espoir dans ce traitement, du moins c’est ce que donne à penser sa réaction au cours de la séance du 24 avril. « Je vais guérir », s’écrie-t-elle juste après la crise d’agitation provoquée par la décharge. Mais l’efficacité du traitement n’est pas avérée, les crises se poursuivent accompagnées d’une agitation et d’une violence qui semblent plus fortes. Le traitement est reconduit lors de 13 autres séances qui prennent place entre février et mars 1943. Pourtant, dès le mois de février, le constat est fait : « traitement par électrochoc qui n’amène pas d’amélioration ». La poursuite du traitement a-t-elle été motivée par un souci de soin ? Aucun élément dans le dossier ne permet d’affirmer le contraire.

Le traitement par électrochoc peut parfois induire des complications dont des abcès pulmonaires. Safia n’est pas épargnée. Des examens effectués au mois de mars révèlent qu’elle présente un abcès au poumon. Le mois suivant, elle contracte une autre pathologie pulmonaire, une pleurésie à bascule (tuberculose pleurale). Son abcès est traité avec du sulfathiazol, un antibactérien à base de sulfamide, administré dans les cas d’infections à germe sensible. Safia prend ses médicaments très difficilement. Elle est agitée : « Chaque fois qu’on la soigne, elle insulte et menace les infirmiers », est-il précisé dans l’un des documents. On retrouve ces mêmes observations sur son comportement presque tous les mois entre mars 1943 et avril 1944 : « Très agitée et agressive envers les infirmiers, se badigeonne la tête avec des crachats ». Il lui arrive aussi de « rire aux éclats sans motif ». Elle a néanmoins quelques moments de répit où elle est « calme, propre, s’alimente bien », et « demande » même « à s’occuper », comme c’est le cas en mai et en novembre 1943.

L’évolution de son état physique durant cette période est tout aussi intermittente. Elle « guérit de son abcès pulmonaire » en septembre, mais deux mois plus tard elle a « une poussée de pleurite ». De mai à juillet 1944, elle reste alitée. Au début du mois d’août, elle est dirigée vers le service de stomatologie munie d’une ordonnance du Dr Bardenat sur laquelle est inscrit : « Urgent. Phlegmon à la mâchoire inférieure droite ». À la fin du mois, elle est contaminée par l’épidémie de gale qui touche alors l’hôpital de Blida-Joinville. Comme d’autres patients européens et indigènes infectés, elle est traitée avec du Dakin et du sulfure. Des soins pour son abcès lui sont également prodigués, mais son état se détériore : « Elle se plaint continuellement, ne s’alimente plus ». Dans la nuit du 1er au 2 octobre 1944, elle « a pleuré et crié toute la nuit ». Le 5 octobre, elle « refuse de s’alimenter ». Elle décède le jour même à 11h15. Rien n’est dit sur les causes exactes de son décès.

_________________________

1Pris dans le sens littéral : autochtone.

2Voir à ce sujet : Boumghar (S), La psychiatrie française en Algérie (1890-1939) : médecine, idéologie et politique, thèse d’histoire, Université Lyon 2, 2018.

3Archives du Centre hospitalier universitaire Frantz Fanon de Blida, dossiers « renseignements généraux», dossiers médicaux, non cotés, voir  à ce sujet : Ibid.,

4Archives du Centre hospitalier universitaire Frantz Fanon de Blida, dossier médical Safia A.

5 Bueltzingsloewen (Isabelle von), « Vers un désenclavement de l’histoire de la psychiatrie », Le Mouvement social, 2015/4 (n° 253), pp. 3-11.

6 Ibid., p. 8.

7 Ibid., p. 9.

8 Ibid., p. 9.

9Inventée par le viennois Manfred Sakel en 1933, l’insulinothérapie ou cure de Sakel est une méthode qui consiste à plonger le sujet dans le coma, en abaissant considérablement le taux de sucre sanguin par injection massive d’insuline Voir à ce sujet : Bueltzingsloewen (Isabelle von), L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux français sous l’occupation, op. cit., p. 270 ; Porot (Maurice), « Insulinothérapie », in Porot (Antoine), (dir.), Manuel alphabétique de psychiatrie clinique, thérapeutique et médico-légale, Paris, PUF, 1952,  p. 226-228.

10Inventé par le Hongrois Ladislas Von Maduna en 1935, la cardiazolthérapie est un traitement de choc qui consiste à produire des crises convulsives de type épileptiques en injectant à forte dose du cardiazol. Il est employé dans les états schizophréniques. Voir à ce sujet : Bueltzingsloewen (Isabelle von), L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux français sous l’occupation, Paris, Flammarion, 2009, p. 270 ; Porot (Maurice), « Cardiazol », in Porot (Antoine), (dir.), Manuel alphabétique de psychiatrie clinique, thérapeutique et médico-légale, op. cit.,p. 67-68.

112 à 3 séances par semaine sont préconisées, soit une douzaine de séances par mois, ce chiffre pouvant être dépassé. Voir à ce sujet : Porot (Maurice), « Électrochoc », inPorot (Antoine), (dir.), Manuel alphabétique de psychiatrie clinique, thérapeutique et médico-légale, op. cit., p. 135.

12Dans certains cas, notamment chez les toxicomanes, de 1 à 4 chocs peuvent être effectués par jour. Voir à ce sujet : Ibid., p. 135.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *