«Si-Mohand est violemment déraciné et ne s’enracine nulle part» (Ali Mouzaoui, cinéaste, romancier)

Cinéaste féru de littérature, Ali Mouzaoui nous dit, à l’occasion de la parution de son roman Comme un nuage sur la route, que l’aventure d’écrire une œuvre romanesque sur Si-Mohand-Ou-Mhand est quelque chose qui se construit « en solo », contrairement au film où il s’agit d’une « conjugaison de talents ». « Ce qui a accaparé mon esprit, c’est comment tombe un poème, l’appel du poème, les circonstances de la création chez le poète. J’ai abouti aux blessures de l’aède, à ses douleurs, en un mot à ses drames. L’imaginaire dans ce genre de création accompagne le personnage intimement. Je dis bien l’imaginaire. Donc la fiction », explique-t-il.  

Vous avez réalisé un film sur Si-Mohand-Ou-M’hand. Vous publiez récemment une belle œuvre sur la même figure historique intitulée Comme un nuage sur la route, aux éditions Frantz Fanon. Quel rapport avez-vous avec Si-Mohand ?

Avec le poète Si-Mohand, j’ai eu un rapport qu’a la chrysalide avec son cocon. Le cocon est source de vie, c’est la protection infaillible qui assure la gestation avant de muer en papillon qui pourra, par la grâce de ses ailes, prendre les airs. Premier envol.

Si-Mohand a été ma première source, celle à laquelle je me suis abreuvé dès l’âge de six ans. De façon coquine, je me suis intéressé à sa poésie amoureuse. J’ai eu le bonheur de ne pas être insensible aux charmes des gamines de mon âge, de pouvoir en rêver ingénument et sans culpabilité. Je ne savais pas, que plus tard, viendront les blessures.

Enfant de la guerre, j’ai pris l’héritage mohandien avec toutes ses fractures démentielles. La guerre ! Dans la famille, nous eûmes à connaitre l’exil. Nous nous accrochâmes, mon frère et moi à la nippe de ma mère qui dut fuir d’abord la mort puis quitter la Terre. Notre Terre, unique revenu pour ne pas mourir de faim.

Etait-ce la continuité du destin du poète qui se poursuivait à travers nos malheurs ? Sûrement. La dévastation de notre assise sociale, le déni de notre part de pain, la barbarie coloniale ont été les ferments de notre conscience. Les ferments de la conscience martyrisée de Si-Mohand.

Si-Mohand, cette source originale qui se prolonge en fleuve d’épreuves. Nous bûmes, ainsi,  à la lie une poésie faite de râles, quand le fer vous transperce ; de gémissements lorsque le corps, engourdi par la torture, gémit.

Y a-t-il un lien direct entre le film et le roman ? N’avez-vous pas eu l’impression de vous répéter en faisant un film et un roman sur un même personnage ?

Le cinéma « est un ogre » qui se nourrit d’argent. Le roman demande des idées, un crayon et du papier.

Le seul lien est, bien sûr, le poète lui-même. Ce que l’on ne dit pas dans un film de 120 mn peut se dire à travers un roman. La censure, les codes dérangeants, les cerbères veillant aux bonnes mœurs, ne peuvent freiner les élans de nos rêveries. Les idées sont aussi fluides que l’air que nous respirons quand il s’agit d’écrire. L’histoire a démontré que le contrôle ne peut s’exercer indéfiniment sur les idées. Seulement, il ne faut pas céder aux séductions car il y a la laisse au bout.

Ainsi, j’ai dit autrement Si-Mohand dans le roman. Je n’ai pas eu à subir certaines ellipses indispensables dans le film.

Le film qui est une œuvre collective est une conjugaison de talents, de capacités artistiques. Chaque membre de l’équipe a participé à la création du personnage de Si-Mohand tel que je l’ai sculpté. Le Directeur-photo, le Musicien, le Décorateur, le Comédien… et moi, avons joué la même partition.

Le roman s’est construit en solo.

Dans votre roman, la présence de la nature, ses bruits, ses couleurs, ses cris, etc., est foisonnante. Pourquoi cet attrait récurrent, voire obsessionnel, pour la nature ?

La nature n’est pas muette. Elle nous semble souvent à l’image de notre univers intérieur. La nature est un maître qui ne se redit pas. La composition d’un ciel nuageux aussi sublime soit-il ne se répétera jamais. Dame nature nous offre un seule exemplaire de chacune de ses œuvres. Pas de copie. Si-Mohand aussi ne répète pas ses poèmes : « Seul le verbe de Dieu se répète », disait-il.

Alors, je pense qu’il faudra être aussi attentif à nos semblables qu’à la nature, notre mère à tous. Progressivement, nous devenons sourds aux appels, aux manifestations de ce monde qui nous entoure. Cette surdité a pris une telle importance que bientôt nous nous détournerons de nous-mêmes. Tourner le dos à la nature est une attitude qui précipite notre perte, notre extinction…

Nous avons tendance à bien connaître la vie de Si-Mohand, mais en lisant votre roman, il s’avère que les détails de sa vie (même s’il s’agit là d’un point de vue fictif) sont presque inconnus par le grand public. Où commence la fiction et où s’arrête la réalité dans votre livre ?

La structure du roman a gardé les repères biographiques du poète. La fiction est dans l’acheminement d’un point à un autre. Cela me rappelle ce détail indispensable à chaque envol : un appui au sol avant la détente qui vous pousse dans les airs. Les repères historiques réels sont ces appuis indispensables à notre imaginaire.

Dans le cas de Comme un nuage sur la route, je ne suis pas intéressé par un documentaire consacré à la vie et à l’œuvre du poète, comme je n’ai pas tenu à restituer l’œuvre poétique intégrale de Si-Mohand. Ce qui a accaparé mon esprit, c’est comment tombe un poème, l’appel du poème, les circonstances de la création chez le poète. J’ai abouti aux blessures de l’aède, à ses douleurs, en un mot à ses drames. L’imaginaire dans ce genre de création accompagne le personnage intimement. Je dis bien l’imaginaire. Donc la fiction.

A lire Comme un nuage sur la route, le lecteur est surpris par la désacralisation et la dénudation de la figure de Si-Mohand longtemps vu comme un phénomène surréaliste. Il a ses défauts comme tout le monde. Est-ce fait sciemment ?

Quand on parle de sacré, je perçois tout d’abord une vision de mythe. Je n’accepterai pas de désacraliser un mythe. Nous détruirons la valeur symbolique du poète en renonçant au mythe. Prenez l’image de l’Archange ou ce que l’imaginaire populaire a brodé autour du Cheikh Mohand-Oulhocine,  cela ne tient pas debout pour le moindre raisonnement cartésien. Mais le mythe est une soudure sociale. Le mythe rassemble le groupe.

Cependant, tout personnage est tenu à une crédibilité. Tout personnage se doit d’être commun dans ce même groupe. Il doit être en mesure de sentir, de souffrir. Il a un but, une mission dans la tribu à laquelle il appartient. Il est capable du sacrifice pour porter le poids du malheur qui frappe les siens. Ainsi est-il de Si-Mohand. Il est le témoin d’une époque. Il parle au nom des hommes – parfois braves, parfois lâches.

L’exil du personnage Si-Mohand s’est accaparé de la plus grande partie du roman. N’y-a-t-il pas quelque chose d’autre d’aussi marquant dans sa vie ?

Non. Comme un nuage sur la route ne se focalise pas sur l’exil. Si-Mohand est en mouvement permanent. Il est violemment déraciné et ne s’enracine nulle part. Il ne trouve son bonheur ni en Kabylie, ni ailleurs.

Si Mohand a entamé ses errances avec la visite de l’Ange qui se présente sous les traits du poète en fin de vie. L’Ange devient le destin inévitable. Si-Mohand au crépuscule de sa vie se place au milieu d’une rivière et attend qu’un jeune homme accoure à sa rencontre. Le cycle se referme avec cette rencontre avec son destin inévitable. C’est là que la parabole prend tout son sens.

Si-Mohand n’a subit aucun exil. C’est le nuage que balaient les vents au gré de son fatal destin. La nuance est de taille.

Les premières pages du roman n’annoncent pas que ce qui suit sera la vie et l’œuvre de Si-Mohand. Pourquoi avoir commencé votre livre par raconter une vengeance ?

La tragédie de la vendetta est un repère historique authentique rapporté par Mouloud Mammeri. Mon rôle était d’entraîner le lecteur dans une situation de tension dramatique. Tous les pays méditerranéens connaissent cette violence tenace où les comptes se soldent par le sang et seulement par le sang.

« L’anza », appel de l’anniversaire du mort à réclamer la dîme de sang est une légende que l’on perpétue de nos jours. Je n’approuve pas cette violence mais elle existe et elle est vivante dans ma culture. Ne pas en tenir compte est un aveuglement qui ne rend pas la vie plus douce ou plus humaine…

 Selon vous, que devons-nous faire pour préserver une figure historique et littéraire aussi pittoresque que Si-Mohand et réussir à la sortir du burnous du folklore?

Dans tous les états où la culture n’est pas étouffée au nom des autoritarismes et des idéologies rentières, il y a des œuvres vivantes qui donnent la voix aux peuples par leurs identités singulières, loin des confrontations meurtrières. Les classiques sont des monuments revisités, enrichis et remis à l’ordre du jour. C’est seulement dans cette vision décomplexée que nos poètes, nos artistes échapperaient à l’oubli. En parlant de ces auteurs, j’évoque surtout leurs œuvres. C’est le produit de ces esprits qui est censé être à l’honneur. Les hommes meurent, les œuvres survivent.

Au final, vous qui semblez avoir la passion de la poésie, que pensez-vous de cet art et de sa place de notre société qui, en s’éloignant de plus en plus de l’oralité et du terroir, se perd dans les méandres d’une mondialisation de plus en plus inhumaine ?

Une culture est ce qui fait nos spécificités par rapport aux Autres. La culture est ce qui émane de nos rapports sociaux, de nos attitudes particulières par rapport à un événement, à une situation. Seulement, la culture c’est aussi cette double dynamique qui nous permet de nous représenter parmi les Autres et de représenter les Autres parmi les nôtres. C’est la seule possibilité d’échapper à notre dilution, s’il n’est déjà trop tard.

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