Skander el Ghaib : la folie en chair et en mots
La littérature est l’art du langage, le langage prêt à être lu, à être écouté tel un chant. C’est ce que nous démontre magistralement Dis-moi ton nom folie de Lynda-Nawel Tebbani où l’auteure mêle musique et écriture littéraire dans une foudroyante complicité. Ce texte haletant explore de nouvelles thématiques avec un nouveau style entrecoupé, hésitant, voire aphasique. Son personnage principal, Skander el Ghaib, concentrant à la fois doutes et certitudes, se donne à lire comme un tourbillon de silences dont seul la folie, dans son stade suprême, peut rendre compte.
Skander el Ghaib est un personnage vu comme un fou, fugitif de Dieu ne sait d’où. Tantôt bavard, tantôt silencieux, « taiseux », « là et absent » à la fois. Ses référents ne sont jamais stables, de Babel à Tlemcen, passant par Constantine et ses chants, l’islam et sa foi, mais aussi la Grèce et sa mythologie. Il inspecte le présent et non pas le passé, car semble-t-il, il est sans passé, ou il fait semblant de l’oublier. Ses compagnons empruntent de ses caractères ; de noms étranges Faracha (papillon) qui virevolte autour de lui et Métronome, ainsi que Docteur Oliver et l’infirmière. À se laisser emporter par la lecture, le doute s’installe sur l’existence de ses personnages. Existentiels réellement ou alors sont-ils l’ombre, « le tu intérieur » de Skander el Ghaib ? Nulle certitude. Toutefois, il est évident qu’à travers cette démarche totalement inédite, Lynda-Nawel Tebbani donne corps à la folie et la peint dans toute sa complexité, sa douleur.
Un personnage, un auteur
La création d’un personnage dans une fiction est primordiale ; l’auteur pourra lui confier les dialogues et les actions qu’il souhaite, voire les émotions et le chemin à prendre. Dans Dis-moi ton nom folie de Lynda-NawelTebbani, le lecteur assistera à une scène de boxe entre l’auteur et son personnage. Un pugilat sanglant duquel Skander el Ghaib essaye de se défaire pour se laisser aller dans sa propre folie et avoir le choix de parler ou rester silencieux. « C’est un métier que l’esquive. C’est un art. Alors il est dans la rue, ses yeux tiennent l’épée, dans sa main il tient quelque chose, il ne sait pas, il ne sait plus, et il ne veut pas savoir », écrit l’auteure, se fondant dans la peau de son personnage qui ne cesse de lui dicter lui-même sa propre logique. L’auteure ne se déclare pas battue face à son personnage, mais elle insinue que le poursuivre dans sa manière de penser labyrinthique, tuera totalement le personnage, préférant la continuité d’un combat qui ne s’achève pas.
Sur les pas de Michel Foucault
Le concept du fou est associé à l’incontrôlable, à l’absence d’une logique que le non-fou s’attribue orgueilleusement. Une conception, comme l’explique Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, qui « se base sur l’exclusion, la léproserie et la débauche. » Inversement, Dis-moi ton nom folie de Lynda-Nawel Tebbani, sort de ce lot et essaye d’attribuer une « logique » à son personnage Skander el Ghaib, doté d’un grand nombre de référents culturels : fervent lecteur de Maurice Blanchot, amoureux de la musique andalouse qui lui rappelle son exil non-défini… Des référents qui montrent que le personnage s’est déjà développé des goûts artistiques raffinés ponctuant son discours obsessionnel.
Si le triomphe de l’institution psychiatrique a changé la conception du fou dans la société en l’enfermant pour interdire tout rapport avec le non-fou, le personnage de Lynda-Nawel Tebbani inaugure tout un dialogue avec le fou et le fait parler de sa propre raison, ses bribes de souvenirs, sa vision du monde. « On construit des murs depuis l’homme a décidé de garder une place, un lieu pour lui appartenir et le posséder. Arriver sur une île et on construit une cabane pour se reposer. J’ai toujours préféré le tissu tendu de la tente éphémère des nomades du désert qui n’avaient jamais voulu mettre de mur entre eux et l’éternité ; ils ont réussi pourtant à laisser des traces. Mais le mur… » dit Skander el Ghaib. Cette tendance à « détruire les murs du dialogue » s’est traduite dans Dis-moi ton nom folie par la mise en œuvre de tous les moyens nécessaires autour du « fou » : un médecin, une infirmière, deux personnages, nommés Faracha et Métronome dont l’existence « physique » est indéniable pour Skander El Ghaib. « Tu auras dans le silence du désert son miroir, et enfin, tu verras. Tu te verras, à défaut de t’entendre, tu verras ta voix et ce à quoi elle ressemble. Et tu comprendras combien tu es majestueux », lui dit Faracha. Lynda-Nawel Tebbani a mobilisé à travers cette vision son savoir universitaire en psychiatrie pour rappeler la nécessité de remettre en ordre toutes les anciennes visions du « fou ».
Sur les pas de Maurice Blanchot
Un coup de hasard ? Une coïncidence ? Ou une envie d’entreprendre un chemin illuminé par Maurice Blanchot ? Entre le personnage de ce dernier dans Le Ressassement éternel nommé Alexandre Akim et Skander el Ghaib de Lynda-Nawel Tebbani, se tissent des liens qu’un lecteur totalement investi découvrira. Tout d’abord, le personnage de Dis-moi ton nom folie se veut un lecteur de Maurice Blanchot. « Souvent Métronome passait la tête dans sa chambre pour le voir assis sur son lit à relire ce petit livre qui ne le quitte pas. Skander ne quitte pas. Skander ne quittait pas Maurice Blanchot, ou est-ce l’inverse ? » écrit Lynda-Nawel Tebbani. Le « petit livre » n’est-t-il pas une allusion au Ressassement éternel à qui le personnage emprunte plusieurs caractéristiques ? Le nom Skander el Ghaib, ne ressemble-t-il pas Alexandre Akim ?
Perçus comme étrangers, Alexandre Akim et Skander el Ghaib choisissent souvent le silence et s’interdisent de répondre aux questions de leurs interlocuteurs. « Eternel étranger ou étrange pour toujours, je ne m’en cache plus. Je ne cherche pas à être compris. Je ne cherche même pas être entendu. J’aime être seul dans le silence. C’est bien comme cela et c’est parfait. Rien ne manque, surtout pas eux enfermés dans leur certitude », pense Skander el Ghaib. En même temps, Alexander Akim, dit aussi « l’étranger », se voit presque dans la même situation. « L’étranger partit sans répondre, mais il regretta de n’avoir pas assommé ce faiseur de morale. Avec le surveillant, il apprenait à mieux connaître les habitudes du service. Il n’y avait pas de grandes obligations : on exigeait un peu de discipline et seulement certains jours (par exemple, la marche en rang ou le silence durant le travail) », écrit Maurice Blanchot.
Dis-moi ton nom folie de Lynda-Nawel Tebbani marque le passage vers un autre exercice stylistique inexploré par les écrivains contemporains. Une narration qui n’obéit à aucune règle chronologique et répand ses événements parmi les souvenirs, les dialogues, l’exil, le passé et le présent. Un roman qui rappelle aussi la prose poétique de Nabil Farès, confrontée aux problématiques psychiatriques et aux multitudes de lectures des discours d’un « fou », éprouvant l’exil dans sa chair.