Tahar Djaout, flatter la vie et en mourir
Il est toujours des individus qui résistent à l’érosion de la mémoire, des individus dont le parcours est une leçon de vie. Ils sont rarissimes, mais leur écho répond au plus sourds des appels à vivre et à résister à l’ensauvagement de l’humanité, à la banalité de la mort. Ces individus sont partout et nulle part à la fois. Ils sont nulle part parce qu’ils ont défié la mort et osé parler, mais partout présents par leurs mots qui sont autant d’hymnes à la liberté, à la libération, au cri. « Le silence, c’est la mort. Si tu te tais tu meurs, si tu parles tu meurs. Alors parle et meurs, » c’est en ces mots que Tahar Djaout a formulé l’essence du combat de « la famille qui avance », dans un climat marqué par le fondamentalisme religieux qui n’attendait qu’un prétexte « pour flinguer le temps ».
Tahar Djaout est né le 11 janvier 1954 à Oulkhou, près d’Azeffoun en Kabylie, région où il fréquente l’école pendant dix ans avant de s’installer à Alger avec sa famille. À l’âge de 16 ans, l’écriture a déjà multiplié ses racines dans l’esprit du jeune Djaout ; alors qu’il n’est que lycéen, sa nouvelle intitulée Les insomnies reçoit une mention au concours littéraire Zone de tempêtes. Après des études universitaires en mathématiques, Tahar Djaout intègre le domaine du journalisme et écrit ses premières contributions pour le quotidien El Moudjahid. Son amour de l’art et de la culture l’installent à la tête de la rubrique culturelle de l’hebdomadaire Algérie-Actualité où il publie de nombreux articles sur différents artistes algériens à l’image de Baya Mahieddine, Mohammed Khadda, Jean Amrouche, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, etc. Au sommet de sa créativité, et après avoir publié plusieurs recueils de poèmes comme Solstice Barbelé, L’Arche à Vau-l’eau, L’Oiseau minéral, etdes romans à l’instar de L’Exproprié, Djaout reçoit une bourse pour poursuivre des études à Paris en Sciences de l’Information.
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À son retour en Algérie, compte tenu des crises socio-politiques causées par la contagion islamiste, il se consacre aux chroniques politiques et choisit son camp contre « les cieux incléments et rétrécis où l’anathème tient lieu de credo » et om « les prêtres-bandits des grands chemins usurpent les auréoles d’anges »: « Comment une jeunesse qui avait pour emblème Che Guevara, Angela Davis, Kateb Yacine, Frantz Fanon, les peuples luttant pour leur liberté et pour un surcroît de beauté et de lumière, a-t-elle pu avoir pour héritière une jeunesse prenant pour idoles des prêcheurs illuminés éructant la vindicte et la haine, des idéologues de l’exclusion et de la mort ? » écrit-il à une époque où le verbe est interdit, où l’art est perçu comme un défi contre « la création de Dieu. »
Ce chantre céleste de la liberté, poète à l’âme vive et vibrante, ne se soumet jamais aux injonctions de la meute et continue d’écrire, une foi de spartiate en une Algérie plurielle dans les tripes. En 1992, alors que l’islamisme-terrorisme bat son plein, il lance un hebdomadaire politique et culturel appelé Ruptures, terme fort révélateur dont il explique ainsi le choix : « Ce n’est qu’au prix d’une rupture radicale que l’Algérie pourra sortir des marais où elle s’est embourbée. »
Au-delà de son combat sur la scène intellectuelle, la littérature a aussi eu sa part chez Tahar Djaout. Il n’a jamais cessé d’écrire ; ni l’urgence du journalisme et sa chronophagie, ni les enjeux existentiels qui traversaient l’Algérie ne l’en avaient empêché. Ses romans Les Chercheurs d’os, L’Invention du désert, Les Vigiles et Le Dernier été de la raison, étudiés aussi bien dans les universités algérienne qu’en Europe et aux États-Unis, sont aujourd’hui les échos qui maintiennent sa voix vivante et témoignent de la justesse de son combat et rappellent que les mots justes sont plus forts que la mort.
Cet homme aux multiples talents, journaliste, chroniqueur, poète et romancier, ne savait flatter que la vie. Quand il s’engouffre dans l’alphabet pour chercher des mots, inventer des sons, des rythmes, des phrases et des poèmes, c’est toujours pour dire sa fureur de vivre. Depuis qu’il a rendu l’âme le 2 juin 1993, lâchement criblé par deux balles tirées par « ceux qui flattent la mort » comme on flatterait un roi fraîchement couronné, il est devenu le symbole de ceux qui refusent de vivre indignement et de mourir inutilement. L’Algérie a perdu en lui l’une de ses plus puissantes ardeurs, l’une des ses plus authentiques rages d’espérer. Tahar Djaout, qui n’avait de cesse, sa vie durant, « d’exhiber à la face du monde ses espoirs de classé ammonite », n’a pas seulement défié la mort ; il en était l’absolue antithèse :« La douceur est l’apanage de la vie, non de la mort. La mort est froide et laide. Il n’y a que les monstres pour flatter la mort et c’est à nous de corriger cela, » a-t-il écrit, sous le ton de la confidence, dans une lettre inédite à son ami, l’écrivain Kamel Bencheikh, avant de partir…