La meute ou l’effusion du sang et du sens

Elle applaudit, la foule, puis, quand rien ne va plus, elle court, la foule, elle hurle à la mort et puis va brûler ou lapider quelque malheureuse proie, féminine comme il se doit, ou froidement égorger quelque poète imprudent.

Salima Ghezali, Les amants de Shahrazade

Elle est anonyme.  Elle n’a ni odeur ni couleur. Ses membres, aussi nombreux soient-ils, ne sont liés par aucun contrat, ni tacite, ni explicite. Aucun ne doit rient à l’autre.  Elle fonctionne à l’instinct. Bien que désaminée, noyée dans une évanescence incompressible, sa composte se rassemble aussi vite qu’un éclair, pourvu que l’alerte soit donnée. Dés que l’alarme se déclenche, sans que l’on se demande  par qui ni pourquoi, elle se met au garde-à-vous, un volcan de rage dans les yeux, des milliers de coteaux imaginaires dans les mains et une inoxydable envie de commettre une razzia, la plus horrible qui soit, dans les tripes. C’est ainsi la meute.

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La meute n’a de compte à rendre à personne.  Elle peut égorger les rêves d’un enfant au rasoir ; elle peut effacer la carrière d’un brillant savant par décret ; elle peut étrangler un courant de pensée au fil barbelé ; elle peut  cacher le soleil par un tamis ; elle peut jeter un poète dans le puits sans fonds du mépris ; elle écrase, elle massacre, elle vilipende, elle muselle, elle tue, elle assassine mais elle n’a de compte à rendre à personne. Parce que la meute, contrairement à ce que peut penser un philosophe paresseux, plus qu’une entité physique, est une posture de l’esprit.  La meute, c’est le mirage d’une vérité éphémère mais perçue comme étant absolue au même moment par  un nombre important de personnes. Cette perception, basée sur une vision prophétique du monde, crée un effet d’entrainement  qui fait penser momentanément que le moyen de désamorcer l’impossible est désormais trouvé. Or, ceux qui peuvent avoir la même perception d’une même idée ou d’un même phénomène en même temps et qui éprouvent la même disponibilité à y réagir et de la même manière doivent avoir au moins une caractéristique commune : le chômage moral. Ainsi donc, la meute, en plus d’être un troupeau de chômeurs moraux, est une aptitude et promptitude collective à glisser dans les sous-sols de l’inconscient et à laisser parler, le plus brutalement possible, l’instinct et l’instant.

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Toutefois, il peut arriver  que la meute danse. Après une razzia, une orgie liberticide, quelques séries d’intellectocides et d’oniricides, une boucheries d’idées nouvelles, etc., il faut bien fêter le bon boulot. Et pas n’importe comment. En allumant un feu comme au bon vieux temps, on se met autour, on se congratule mutuellement en rappelant les plus grands exploits des uns et des autres. Ce faisant, les candidats aux standing ovations et au plébiscite de leurs collègues pressés d’ériger des totems à leur foi en l’effusion du sang et du sens, munis de leurs butins, exhibent qui des  sacs de yeux, qui  des cœurs étalés sur des nattes, qui des doigts et des langues calcinés, qui un chapelet de crânes à moitié bousillés… Et à l’aube, avant que le soleil n’annonce un nouveau jour, ils finissent par élire Prophète, avec des pouvoirs extensibles à ceux de Dieu, celui qui a eu l’idée géniale d’exposer les cendres des milliers d’intellectuels qu’il a brûlés.

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