Des origines arabes du Robinson Crusoé de Daniel Defoe
Sur la route de Granada, en Andalousie, tout juste à une cinquantaine de kilomètres, se trouve la ville de Guadix (Wadi Asch), une ville considérée comme le carrefour de l’Andalousie orientale et qui, de plus, a vu naître Abu Bakr Ibn Tufayl ou Aben Tufayl (1110-1185), l’un des plus importants philosophes de toute l’histoire d’al Andalus: un penseur, astronome, médecin, mathématicien, mu’tazile et mystique soufi arabe qui représenta l’élite de la floraison de la pensée au XIIème siècle andalusí.
Ibn Tufayl, fils d’un sage de Marchena, fut également un illustre poète, juriste, politique et un grand érudit. Il se distingua à la Cour du roi de Guadix, Ibn Milhan, qu’il accompagna dans son exil à Marrakech, la capitale de l’empire almohade. Il devint cadi, vizir et premier médecin de l’empire. Il maintint également une étroite collaboration avec un autre savant andalou de l’époque: l’illustre Averroès (Ibn Rushd), à qui il suggéra la composition de célèbres commentaires sur les ouvrages d’Aristote.
Mais, ce qui nous intéresse ici, et c’est là où l’on voit la relation directe avec l’histoire de Robinson Crusoé, c’est qu’il est l’auteur d’un roman philosophique au titre de Risalat Hayy Ibn Yaqzan, littéralement Le récit de Hayy Ibn Yaqzan: une réflexion chargée de néoplatonicisme musulman, sur l’isolement et les possibilités individuelles de l’homme; un des textes utopiques les plus singuliers du Moyen-âge.
En 1671, l’un des plus grands représentants de l’orientalisme anglais, Edward Pococke (1604-1691), traduit le roman au latin sous le titre de Philosophus autodidactus (« Le philosophe autodidacte », tel qu’on le connaît en Occident).
Ce roman, d’une grande qualité littéraire, où s’illustrent les relations dialectiques entre philosophie et religion, s’inscrit dans la lignée d’autres penseurs hispano-arabes comme Ibn Baya (Avempace) ou celle de l’école zahirí.
Ce récit raconte donc l’histoire de Hayy, un homme seul, perdu et abandonné dès sa naissance sur une île déserte. Loin de la civilisation et de toute société humaine, et éduqué par une gazelle, ce jeune héros, sorte de philosophe inné, découvre par lui-même les grandes vérités intelligibles. Après son illumination initiatique, il reçoit la visite de Asal, habitant d’une île voisine, dont les enseignements philosophiques et religieux, exposés sous forme allégorique, coïncident avec les vérités que Hayy avait appréhendé tout seul en perfectionnant ses facultés naturelles. Tous deux, incompris par les gens auxquels ils essaient de transmettre leur savoir et leur expérience, ils retournent sur leur île et décident d’y vivre comme des « savants ».
Beaucoup plus tard Daniel Defoe (1661-1731) s’en inspira largement pour écrire son « Robinson Crusoe. Il a en quelque sorte pris l’idée de Robinson, personnage perdu dans une île déserte et de son compagnon Vendredi, et en aurait fait un roman d’aventure. Mais toutes les approches théoriques et tout le message philosophique contenus dans l’œuvre d’Ibn Tufayl, toutes les allégories, toute la symbolique sont occultées dans le « Robinson Crusoe » de Daniel Defoe.
On pense également que Baltasar Gracián (1601-1658), écrivain et essayiste jésuite aragonais du Siècle d’or espagnol, auteur également de Oráculo manual y arte de prudencia (1647) (L’Homme de cour) a été aussi influencé par Ibn Tufayl, en écrivant son ouvrage El criticón.
On voit donc l’influence qu’a exercée le monde arabe sur l’Occident. Et on n’imaginera jamais peut-être, à mon sens, ce que la civilisation arabe ou hispano-arabe a pu apporter à l’humanité…