La Turquie de mes délires

Je n’ai pas encore visité la Turquie et je ne sais pas si je vais le faire. Mais quand ce pays, qui a colonisé le mien pendant des siècles s’invite dans ma tête, c’est tout un enfer de voix et d’images qui m’envahit.

Quand je pense à la Turquie la nuit, je vois des bateaux sombres arriver sur les cotes d’Alger et de Dellys, venus troquer des esclaves ramenés d’Albanie et de Malte, contre du blé et du sel. Les esclaves ne sont pas cédés un par un ; sans noms et sans visages, ils ne valent que ce qu’ils peuvent apporter immédiatement à leurs maître éphémères.

Quand je pense à la Turquie le jour, je vois Matthias Enard, un calepin dans la main et une échappe grise autour du cou, déambuler dans les rues d’Istanbul. Il n’est là ni en touriste ni en espion. Il veut apprendre l’osmani pour interroger les murs de Sainte-Sophie, dialoguer avec les eaux innocentes du Bosphore et déclamer des chants d’amour anciens aux éléphants d’Izmir.

Quand je pense à la Turquie à l’aube, je vois Sabbataï Tsevi, accroupi dans sa cellule, triste, en train de maudire la Sublime Porte qui l’a empêché de réaliser son rêve d’enfance et devenir prophète comme ses ancêtres Abraham et Moise.  Il pleure, il gémit, il crie, Sabbataï Tsevi, mais personne ne veut l’entendre car, en Turquie, on n’aime pas les faux prophètes, ceux qui enseignent la paix comme on enseigne l’alphabet, on aime les vrais, ceux qui sèment la mort comme on déroule un chapelet.

Quand je pense à la Turquie l’été, je vois un soldat nu assassiner le soleil à coup de flèches. Les ténèbres engloutissent alors la clarté. Mais, vite, surgissant du fin fond d’une dissidence millénaire, un poème rouge brûle et parvient à réinventer la lumière. Ce poème s’appelle Nazim Hikmet.

Quand je pense à la Turquie l’hiver, je grelotte. Un homme mince, arraché à la vie et rejeté par la mort, les pieds nus et la barbe hirsute, se recroqueville dans un manteau en lambeau et se tait. Il vient juste d’apprendre à écrire, après quelques années passées en prison pour avoir osé la liberté, mais il ne fait qu’écrire. Il écrit non pas pour dire la vie qui le hait et la mort qu’il n’aime pas, mais pour lutter contre le froid. Le froid qui mange son corps. Mais aussi et surtout le froid qui dévore le cœur des hommes.

Quand je pense à la Turquie l’automne, je vois une petite fille kurde cracher au visage de la nature qui se dénude dévotement mais qui, impuissante devant la cécité de Dieu, ne réussit pas à lui rendre son père assassiné par les corbeaux.

Quand je pense à la Turquie le printemps, je vois Selahattin Demirtaş sourire. Son sourire est beau comme une promesse tenue.

Quand je pense à la Turquie aujourd’hui, je vois un sultan fou flinguer l’aurore pour prolonger la nuit de l’empire. Je vois un psychopathe  tuer les belles légendes d’Anatolie, celles des Mèmed, des Mille Taureaux, des Serpents et des Nomades, pour les remplacer par un dogme surgi des entrailles du Hedjaz, du vingt-et-unième ciel ou de la banlieue du néant.

Quand je pense à la Turquie demain, je vois un musicien converti en muezzin scander, avec une voix douloureuse et déçue, un hymne immémorial à la soumission.

Elle est ainsi la Turquie de mes délires.

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