Mes andalousies…

« Si l’Islam est un oiseau, al Andalus en est la queue… » Je répondis alors: « Oui, mais si c’est un oiseau, c’est sûrement un paon. »

Ma grand-mère, Lalla Kheira, Kheirica ou Angelica, comme l’appelaient ses voisines espagnoles en un délicieux glissement phonétique, récitait souvent ces propos attribués au cheikh al Akbar, Muhy al Din Ibn Arabi de Murcie et que citent parfois les connaisseurs du soufisme andalou.

Je la revois encore assise dans le petit hawch, le patio de sa maison de Sidi el Houari, le vieux quartier espagnol aujourd’hui à moitié détruit par une décision politique inique et révoltante, égrenant son vieux chapelet rapporté de La Mecque il y a bien des années par son défunt père ou préparant son café matinal sous le grenadier qui trônait au milieu de la cour devant son kanoun – elle s’était toujours refusé à utiliser un réchaud à gaz pour le café et pour la chorba, cette soupe légère dont les vermicelles étaient faites à la main.

« Al Andalus est un paon royal aux couleurs chatoyantes dont chaque plume symbolise les savoirs acquis par la civilisation de Abd al Rahman, Ibn Hazm, Ibn Quzman et de Ziryab », disait-elle souvent.

Lalla Kheirica qui parlait couramment, en plus de l’arabe, le français et l’espagnol et dont les connaissances étaient toutes autodidactes, aimait s’étendre à l’ombre du grenadier tout en s’éventant de son éventail de paille qui ne la quittait jamais. Je m’asseyais alors à ses côtés et tout en sirotant le charbat (d’où vient le terme français de sorbet) frais qu’elle me servait, je restais des heures avalant ses paroles magiques. Ses yeux bleus, contrastant avec le foulard rouge et or dont elle se ceignait la tête se faisaient plus sombres alors qu’elle racontait.

« Il y a déjà bien des années, lorsque Dieu, dans son immense bénédiction, nous avait donné les terres d’al Andalus, un roi qu’on appela Boabdil, auquel les « sbagnouls » avaient donné le nom de Rey Chico (le petit Roi), et qui pour nous était Abou Abd Allah al Nasri, perdit nos terres contre les infidèles. Il dut alors fuir ce Paradis perdu à tout jamais avec sa famille et se réfugier au Maghreb. La légende raconte que c’était un être sensible et assez faible ». Les yeux de Lalla Kheirica se mouillaient alors qu’elle déclamait la fameuse phrase assassine qu’aurait prononcée Aïcha à l’encontre de son fils Abou Abd Allah, alors qu’il se lamentait de la perte de Granada, près du lieu dénommé ensuite « el suspiro del moro » (le soupir du Maure): « Pleure comme une femme pour ce que tu n’as pas su garder comme un homme ».

Ses souvenirs passaient alors de Grenade à Cordoue, en son temps, le temple du savoir, où accouraient de tous les coins d’Europe philosophes et érudits avides de connaissance: la mosquée de Cordoue, un joyau d’architecture, la bibliothèque d’al Hakam, un véritable labyrinthe, disait-on, des milliers d’ouvrages rares, de traductions aux enluminures dorées, et surtout Madinat al-Zahra, cette ville unique au monde, à l’existence tellement éphémère que Abd al-Rahman III fit construire pour sa bien aimée Zahra. On raconte que lorsque ce calife intelligent, raffiné et ambitieux recevait les ambassadeurs étrangers dans le salon royal, ceux-ci ne pouvaient que se prosterner devant tant de magnificence et de luxe.

Et puis Qasr al-Hamra, (le Palais rouge), la Alhambra de Granada, cet imposant symbole de la puissance de la dernière dynastie qui régna en Espagne, le palais majestueux dont les tons carmins brillent dans les nuits mystérieuses de Grenade. Ses jardins aux senteurs enivrantes et le murmure de l’eau qui berce le promeneur. Les esprits des Abencerrages semblent être partout présents. Les vers du poète de l’Alhambra Ibn Zamraq sur les murs incrustés. Et surtout la fameuse devise des Nasrides « Wa la ghalib ila Allah » (Dieu seul est vainqueur), réitérée inlassablement dans un enchevêtrement calligraphique répété à l’infini.

Une branche de la famille, selon les souvenirs de Lalla Kheirica, atterrit à Tlemcen après l’expulsion des morisques d’Espagne. « J’y allais souvent dans ma jeunesse, me disait-elle, je t’assure que ce n’est pas une légende: certaines familles de Tlemcen détiennent encore précieusement dans des écrins dorés et de velours les clés de leur demeure de Cordoue ou de Grenade qu’ils durent laisser précipitamment lors de leur fuite vers le Maghreb. Les noms de famille comme Kortebi, Benkartaba (de « kortoba », Cordoue) ou encore Gharnati, (de Granada) sont, comme leur nom l’indique, d’origine andalouse. Tlemcen sera toujours protégé par le saint des saints: Sidi Boumediene el Ghaouts (le Grand Secours). C’était un grand homme, né en al Andalus, près de Ichbilia (Séville) et enterré à Tlemcen. D’une vaste érudition et d’un grand rayonnement, ses pouvoirs mystiques miraculeux ont dépassé nos frontières. »

Elle récitait alors, émue, ses vers bien connus à Tlemcen: « Sidi Boumediene jitek qaced / Ajini fel mnam nebra » (Je viens vers Toi, O Sidi Boumediene / Apparais dans mon sommeil et je guérirai).

« Al Andalus, c’est aussi le berceau de la musique qu’on appelle ici la musique andalouse, al gharnati, la nouba. On dit, qu’à l’origine, au temps de Ziryab, il y avait vingt-quatre noubas correspondant aux heures de la journée, mais les noubas les plus jouées étaient celles des fins d’après-midi et des soirées; les autres ont disparu avec le temps. »

Je posais ma tête sur ses genoux et alors qu’elle me caressait distraitement les cheveux, elle continuait sur un ton un peu plus triste: « L’Islam, mon fils, est une religion de paix et d’amour. L’Islam d’al Andalus a toujours permis aux non-musulmans, masihiyyin, yahoud, de pratiquer leur rite dans la plus grande liberté. Ce qui, malheureusement ne fut pas le cas pour les quelques musulmans qui demeurèrent en al Andalus après la perte de Grenade. »

Nostalgie du temps jadis

Aujourd’hui, alors que les hasards et les nécessités de la vie font que je suis loin de ma terre natale, et je réside justement à Grenade, je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère, ce personnage au verbe magique, un peu prophétique, qui peut-être inconsciemment a influencé ma vie. Je l’entends encore me dire, alors qu’elle pose sa main sur mon front: « Mais tout cela, tu le verras toi-même. Tu étudieras. Tu connaîtras la langue des espagnols. Tu voyageras. Et tu constateras par toi-même ce qu’ont fait nos ancêtres fi Bilad al Andalus. »

Alors que le soir tombe sur Grenade, au détour d’un « aljibe » (citerne du temps d’al Andalus), je remonte le cours du temps à travers le sol pavé de l’Albaycin, ce vieux quartier dont l’étymologie hésite entre « al bayazzin » (les fauconniers) et les habitants de Baza.

Nobles carmens fleuris, blanchis à la chaux, ruelles étroites et sinueuses. Cortège de légendes vivantes. Escaliers tortueux. Balcons ornés de géraniums aux tons mêlés de rouge et de vert. Echoppe vétuste, vieil artisan penché amoureusement sur la décoration d’un plat de céramique. Le Palais de Dar al Horra, cette mystérieuse demeure du XVème siècle, de facture nasride et qui, selon la légende, aurait été la dernière demeure de la mère de Boabdil. À Grenade, il est possible non seulement d’admirer mais aussi de sentir l’héritage d’un peuple, d’une culture qui, pendant près de huit siècles, occupa la ville. Un voyage à travers la nostalgie d’une époque lointaine dans le temps mais si près de nous dans l’espace et la mémoire.

Le poète Francisco de Icaza disait: « Dale limosna, mujer, que no hay nada en la vida, como la pena de ser ciego en Granada » (Donne une aumône, ô femme, qu’il n’y a rien de pire dans la vie, que la souffrance d’être aveugle à Grenade)…

Et l’on arrive enfin au Mirador de San Nicolás, mélange de styles et de modélisations architecturales qui surplombe tout Grenade. Et l’Alhambra surgit majestueusement, qui nous fait face dans toute sa splendeur. La vue de cet imposant monument aux reflets rougeâtres (d’où son nom de « al hamra »)  profilant devant les pics enneigés de la Sierra Nevada est l’un des plus beaux spectacles au monde. On aperçoit au loin la plaine de la Vega, arrosée par le fleuve Genil: l’eau abonde dans cette vallée. Le village de Fuente Vaqueros, la maison natale du poète Federico García Lorca dont l’esprit plane sur la ville.

De l’Albaycin, on peut aussi grimper vers cette colline légendaire, couronnée par l’Abbaye de San Cecilio, qu’est le Sacromonte. Dans des grottes (las cuevas), des gitans offrent des spectacles de flamenco. Ici aussi, l’authentique fait souvent place à des représentations pour touristes en mal d’exotisme.

Au détour d’un chemin, le fumet épicé de la cuisine de l’Albaycin, souvent d’origine arabe. Elle a sa propre tradition et se prépare avec grand soin: la « tortilla del Sacromonte » (omelette), la salade « remojón », les « caracoles », (les escargots), « habas con jamón » (fèves au jambon), qu’on savoure en « tapas ».

Les cinq sens aux aguets ne suffisent pas pour apprécier les thermes du Nogal datant du XIème siècle, le Paseo de los Tristes, (qui était l’ancien chemin qui conduisait au cimetière, d’où son nom de « triste », car les cortèges funèbres prenaient cette route), une promenade aux abords du fleuve Darro, la Madraza (université) de Youcef I. Déboucher à la plaza Bibrambla, se perdre dans les dédales de l’Alqaysariyya qui, comme autrefois, possède une intense vie commerçante, la cathédrale, œuvre d’Isabelle la Catholique, ou encore le Corral del Carbón, un « funduq » construit au XIVème siècle auquel on accède par un splendide arc outrepassé en brique.

Me reviennent en mémoire mes lectures sur la ville: Les Contes de l’Alhambra de Washington Irving, ce voyageur américain du XIXème siècle, fasciné par la beauté et la richesse de la civilisation arabe en Espagne et qui fut envoûté, (qui ne le serait pas?), par le charme de Grenade. Ou encore Ieronimus Münzer, médecin autrichien qui traversa toute l’Espagne vers 1494/95 et qui relata son périple dans son Itinerarium (Viaje por España y Portugal), et où il décrit minutieusement les lieux qu’il visita ainsi que la vie et les coutumes de cette Espagne en plein changement.

Il me semble alors sentir le souffle de ma grand-mère Lalla Kheira tout près de moi, me précédant dans mes déambulations à travers la ville, m’indiquant des chemins oubliés, les sentiers mystérieux, m’imprégnant de sa douce et tendre présence.

Sa voix murmurant doucement la célèbre « Elégie à la perte de l’Alhambra », attribuée à Boabdil, dernier roi musulman de Grenade: « Al Hamra hanina, gualcoçor tabqi/Atini faraci, guadardati albayda/Vix namsi nicatar, guanahod Al Hamra » (Douce Alhambra, pleurent tes châteaux / Donnez-moi mon cheval, et mon blanc bouclier / pour aller lutter, et prendre l’Alhambra).

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