Réitération de l’ostentation
Foi contre foi. La conflagration psalmodiante est de retour. Passéistes et rédempteurs se tirent furieusement dans les pattes. Clamant chacun son authenticité et sa véridicité. Montrant chacun la voie irrécusable de la vérité. Le chemin irréfragable de la dévotion. A une société qui a vécu des siècles avec sa croyance ordinaire. Une société qui n’a cure de toutes ces vociférations bavantes. De toutes ces onomatopées grinçantes. Au nom de la prétendue pureté inexpugnable de présumés préceptes et des supposées vertus indiscutables de dogmes irréfutables. La brèche par laquelle se faufile immanquablement le moralisme culpabilisant. Culpabilisateur. Un moralisme qui exhibe sèchement les crocs et l’emblème sombre du sectarisme furieux. Enragé, vindicatif, acharné et monstrueux. Alors que tous les Algériens sont en accord avec leur croyance coutumière. Et leurs lieux de culte ne sont que des parcelles de leur sacralité ordinaire. Des lieux de recueillement et de méditation. Des balises de leur mémoire communautaire. Des repères de leurs univers cultuel et de leur espace culturel qui n’ont strictement besoin d’aucune fossilisation. Une culture vivante est infailliblement rétive à toute momification. Elle habite le mouvement et le mouvement l’habite. Et il est parfaitement insane de vouloir ramener une histoire et une mémoire à la glaciation de l’inertie. Car tous ces vociférateurs gesticulateurs se prosternent assidûment sur l’autel brumeux de l’immobilité. Quelle que soit la version ou la variante défendue. Elles puisent toutes, leur sève vaseuse dans les eaux stagnantes d’un syncrétisme idéologique totalement étranger à la religiosité sociale qui vibre au tréfonds palpitant de l’Algérie. Une Algérie qui croit et qui prie. Et qui n’a que faire de tous ces sermonneurs hirsutes. Elle est en train de livrer le plus exaltant des combats. Se réconcilier avec elle-même. Au moins chaque vendredi. Malgré une parenthèse qui ressemble à une bulle. A un mois atemporel. Un mois hors du temps. Avec ses petites habitudes. Et ses grandes colères. Avec ses petits caprices. Et son chapelet d’hypocrisies. Un mois à attendre impatiemment la fin de l’après midi. Puis la fin du mois. Pour revenir à la vie. Et à la raison. Après des journées entières à lézarder. Et à faire semblant de travailler. Un mois à s’énerver pour des broutilles. Et à supporter toutes les humeurs massacrantes. Et les valeurs massacrées. De tous ceux qui ignorent tout de la foi. Et de la culture de la religion. Mais qui sont les premiers à l’afficher avec une ostentation harassante. Et d’abord sur leur famille. Jouant au despote du ventre. Et à la révolution épisodique de la dentition. Convoquant toutes les saveurs oubliées. Terrorisant toutes les femmes de la tribu. Comme si elles ne vivaient pas le même calvaire elles aussi. Et comme si beaucoup d’entre elles travaillaient pour des prunes. Toutes celles qui passent leur journée à s’acquitter dignement de leur tâche. Avant de rentrer pour une seconde journée de travail. Encore plus chargée. Après un détour pour des courses épuisantes dans plusieurs marchés. Les sachets récalcitrants à trimballer, dans un transport aléatoire. Avant d’être coincées entre casseroles brûlantes et marmites débordantes. Le tout arrosé par les sautes d’humeurs d’un mari ou d’un fils braillard qui raisonne par l’intestin et s’exprime par les boyaux. Des tubes digestifs irritables à souhait. Allongés devant la télévision et marmonnant sans arrêt. Demandant. Commandant. Ajoutant. Retranchant. Puis recommandant. Passant tous les plats en revue. Avant une incursion prolongée dans la caverne des senteurs. Une immersion dans l’univers des vapeurs. Pour une inspection approfondie des senteurs. Jusqu’au moment du service. Assuré par les femmes évidemment. Le défilé des plats dans l’ordre qui convient. Dans le silence qui sied à l’ingurgitation. Et la solennité lourde de la mastication. Après cela, il reste encore la vaisselle. Les femmes retournent à leur cuisine. Et les hommes à leur espace mâle. Envahi par une foule bigarrée. Pour les processions sans fin, les bavardages et les galimatias de la soirée. Comme chaque année. Puis du jour au lendemain, les vols et les agressions atteignent leur point paroxystique. En cette période qui incline à la piété et à la compassion. A une observance plus stricte des règles religieuses et morales. A un amour plus grand du prochain. Et à une retenue exceptionnelle. Des vols et des agressions qui se multiplient à une allure qui donne le tournis. Et l’envie pressante de changer de société. De la première ménagère angoissée par la farandole des prix, au dernier pauvre hère complètement sonné par les aléas de la vie et les vertiges de son hypoglycémie. Des pauvres diables qui ont un mal fou à joindre un seul bout. Et qui sont les victimes toutes désignées de ces pillards sans foi ni loi. Des énergumènes qui se foutent complètement de ce que peut bien représenter symboliquement ce mois. Et tous les symboles d’ailleurs. Car ces prédateurs endurcis sont les révélateurs caractéristiques d’une société qui souffre d’un dramatique déficit éthique. Tout en passant le plus clair de son temps à clamer haut et fort son excès de moralité. Se foutant totalement d’une recrudescence de délinquance exacerbée. Durant une période supposée universaliser la convivialité et l’amour d’autrui. Et que cette flambée de violence aggravée contre des gens modestes, transforme en enfer. Beaucoup d’entre eux ont perdu, dès le premier jour, la totalité de la somme qu’ils ont empruntée pour passer leur mois. Et qui se retrouvent encore plus angoissés qu’auparavant. Car ils sont encore plus endettés. Plus embêtés. Parfois blessés, de surcroît. Dépouillés et humiliés. Ils ne savent plus à quel saint se vouer. Ils passeront quelques jours à l’hôpital. Où ils ont le loisir de méditer. Sur la psychologie de leurs concitoyens. Et les fondements éthiques de leur société. Durant cette saison spéciale d’exhibition de toutes les formes d’altruisme et de toutes les espèces de générosités. Sonores. Alors chacun y va de sa publicité. Chacun y va de son tintamarre. Et de son assourdissant chambard. Durant quelques semaines, chacun va aider les pauvres, et personne ne tient à rater l’occasion de le faire savoir. Aider c’est trop dire. Car le tout se résume à une histoire d’estomac. A une douteuse soupe populaire. Qui n’a pas besoin de carême pour exister sous d’autres cieux. Tout un vacarme pour un liquide jaunâtre. Servi sous des tentes brumâtres Et une indifférence glaciale. Un liquide insipide mais un prétexte solide pour gesticuler. Pour gigoter et clapoter. Pour faire un vacarme du diable. Dans les rues, les journaux, la radio ou ailleurs. Une occasion propice pour une foule de soi disant associations se bousculant devant le portillon de la bonté. Où chacune y va de son indulgence et son humanité. Chacune se fait le chantre attiré de toutes les bienfaisances et de toutes les bienveillances. A coups de subventions et d’assistance. Et le fameux couffin de la honte. Des sommes colossales sont dégagées, chaque fois, pour cette bulle atemporelle. Et puis tout s’arrête brutalement. Du jour au lendemain. Plus de soupe. Plus de compassion. Plus de charité musulmane. Et pas le moindre mot sur la solidarité. C’est le silence total. Le rideau se baisse lourdement sur les simagrées de tous les bienfaiteurs tapageurs. Et oublieurs. De tous ces diables qui n’ont plus besoin de rien. Du jour au lendemain. Ni de s’habiller. Ni de se soigner. Ni de se loger. Ni de la soupe des tentes. Ni du fameux couffin d’exhibition. Ils vont expérimenter, onze mois durant, les vertus mirifiques de l’inanition.