Ziryab : Nouba, art de vivre et raffinement
« Rythmes imposés à une construction par des alternances organisées. Ouvertures alertes de « touchia ». Le prélude lent ou « istikhbar » du soliste précèdera les différentes mesures des mouvements « msaddar », « btayhi », parfois un « darj », puis un « insiraf » souvent suivi d’un second, pour enchaîner prestement par une succession de « khlassat ». Apothéose finale de toute cette organisation harmonieuse qu’est la « nouba ». »
L’existence de 24 noubas, dont nous sont parvenus aujourd’hui seulement une douzaine, et qui correspondraient aux 24 heures de la journée, est de nos jours incontestée. Ainsi, à titre d’exemple, les noubas « ram » et « ram al maya » se jouaient entre 18h00 et 20h00 ; le « hsine entre 22hrs et minuit; le « eghrib zidane » s’exécute entre minuit et 02h00 du matin.
Certains musicologues, comme le professeur Ahmed Serri, avancent la thèse suivante concernant la disparition de la moitié des noubas: ce sont les noubas que l’on jouait pendant la matinée qui ont disparu ; il est possible que cela doit être dû au fait que les artistes, étant des lève-tard, ces noubas là ne s’interprétaient pas beaucoup, et par voie de conséquence, ont fini par s’oublier et disparaître de la mémoire. Les inconditionnels de la musique andalouse, en traçant quelques repères historiques sur cet agencement musical qu’est la nouba, vous mentionneront d’emblée la personnalité extraordinaire et étonnante de Ziryab qui arriva en Espagne en 822 avec l’avènement de la dynastie des Abbassides. Si son nom est souvent cité, bien peu de gens peuvent dire avec exactitude le personnage qu’il fut et l’importance incroyable qu’il prit dans la vie sociale et culturelle de la cour de Abd al Rahman II à Cordoue.
Abou Hassan Ali ibn Nafi naquit en 789 à Mossoul, d’origine kurde pour certains. C’était un affranchi du khalife Abbassi Al Mahdi et il semblerait, selon ses biographes, que ce fut son teint très brun qui lui valut son surnom de « Ziryab », une espèce de merle au plumage noir.
Son exil de Baghdad est causé par la jalousie maladive du musicien de la cour de Haroun ar Rachid, Ishaq al Mawsili dont il fut par ailleurs le disciple, et c’est à l’âge de trente ans qu’il arrive en Espagne où il résidera jusqu’à sa mort en 857.
Durant toute sa vie, il sera l’arbitre et le promoteur incontesté de toutes les modes qui prévalaient alors, non seulement pour l’apparence extérieure, mais aussi dans tous les aspects de la vie des musulmans d’al Andalus.
Dans ce qui fut sa véritable profession, la musique, Ziryab se montra un rénovateur génial dans sa patrie d’adoption. Il créa à Cordoue un conservatoire où la musique andalouse, d’abord à l’image de l’école orientale illustrée par Ishaq al Mawsili, puis prit peu à peu un aspect totalement original avec la tradition des noubas qui s’est évidemment conservée dans tout le monde musulman.
Egalement chanteur, il mit au point les techniques poétiques et vocales tel le muwaxxah ou zagal qui donnèrent naissance, dit-on, au flamenco. Compositeur, il créa un millier de poèmes mélodiques qui seront joués et chantés en Andalousie et dans tout le bassin méditerranéen. On lui doit également de nombreuses inventions techniques dont les plus notables sont celles du luth à cinq cordes, qui se substitua à celui à quatre cordes et qui permit de plus amples et diverses variations musicales. Il mit en usage, en outre, le mediator fait de serres d’aigle, plus souple, au lieu de celui en bois, alors usité.
En plus de l’influence que Ziryab a pu exercer à Cordoue en tant que musicien, il fut l’acteur de changements encore plus profonds dans le mode de vie de ses concitoyens, par ses conseils qu’il prodiguait à la société aristocratique des musulmans andalous.
Par son charisme et son génie, il devint l’arbitre de l’élégance d’Al-Andalus, et révolutionna les modes vestimentaires et la cosmétique. Ziryab commença à enseigner aux gens de Cordoue les recettes les plus raffinées et les plus recherchées de la cuisine de Baghdad et fit connaître l’agencement le plus adéquat que l’on devait donner à une cuisine élégante.
Les différents mets ne se servaient pas en désordre mais dans un enchaînement bien précis: commencer par des bouillons et des soupes, continuer avec des entrées de viande et de volailles saucées délicatement pour terminer par des plats sucrés, douceurs et gâteaux aux noix, aux amandes et de miel ou desserts parfumés à la vanille et fourrés aux pistaches et aux noisettes: une distribution encore en usage de nos jours. Il oeuvra également à ce que l’on substitue les grossières nappes en toile de lin par d’autres en cuir fin. Il démontra, en outre, que les coupes de cristal sculpté cadraient mieux avec la décoration générale de la table que les verres en or ou en argent. Il ouvrit à Cordoue un véritable « institut de beauté » où on enseignait l’art de se maquiller, de s’épiler, d’employer les pâtes dentifrices, ainsi que celui de la coiffure.
Dans le domaine de l’habillement et des vêtements, bien avant les « Pierre Cardin », « Yves Saint-Laurent » et autres « Kenzo », il fixa un calendrier de la mode en proposant que l’on se vêtisse de blanc et de tons clairs de juin jusqu’à septembre, que le printemps soit la saison des habits de soie légers et des tuniques aux couleurs vives, et que l’hiver soit, au contraire, celle des pelisses en coton et des manteaux de fourrure.
On sollicitait ses conseils de partout et on les suivait à la lettre. Sous l’arbitrage indiscutable de Ziryab, la Cour et toute la ville transformèrent leurs coutumes, le mobilier, la cuisine. Et, bien des siècles après, le nom de Ziryab était encore évoqué chaque fois qu’une nouvelle mode faisait son apparition dans les salons d’al Andalus et jusqu’à nos jours dans tout le monde méditerranéen.