Algérie, un deuxième tunnel
Un deuxième tunnel ? À la sortie du tunnel colonial qui a duré cent-trente-deux ans, les premiers dirigeants du pays s’accordèrent pour traiter en priorité la question du partage des sièges et des richesses. Comme rien ne se passa dans la concorde et la fraternité espérées entre des héritiers trop gourmands et trop nombreux, chacun s’octroya des droits et se rangea dans la catégorie de bénéficiaires qui lui convenait le mieux.
Celle des « Historiques » d’abord, composée de ceux qui mirent dehors une grande puissance comme la France pour nous libérer de son joug et restaurer notre honneur. Forts de ces légitimités militaire et politique, ils occupèrent les premiers rangs du pouvoir et ne laissèrent à leurs anciens frères d’armes et adversaires politiques aucun autre choix que celui de la soumission, de l’exil ou de la mort.
Celle des « Héros » ensuite, composée de ceux qui crurent en la cause au péril de leur vie et s’étaient battus depuis le début dans les maquis et ailleurs tout au long de la guerre d’indépendance. Ceux-là furent reconnus, à juste titre, comme rentiers du nouvel État, avec les égards et les privilèges afférents. S’y ajoutèrent les ayants droits des martyrs morts les armes à la main, et ils y avaient droit eux aussi, auxquels se mélangèrent toutefois les « martyrs collatéraux », qu’on disait morts parce qu’au mauvais endroit, au mauvais moment, et parfois même pour mauvaise raison, c’est-à-dire sans lien avec la cause.
Puis celle des « Téméraires », composée de ceux qui n’avaient pas cru du tout en la cause et étaient restés volontairement à l’abri en attendant que cesse la mitraille ; on les appelait les « Marsiens », en lien avec leur engagement tardif à partir du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu mettant un terme à la guerre. Ceux-là, et ils furent nombreux, profitèrent de la confusion qui régnait lors des dernières escarmouches pour se confectionner des histoires cousues de fil blanc ; ils bénéficièrent eux aussi de rentes et d’avantages indus.
Et enfin celle des « Laissés-pour-compte », composée de ceux qui demeurèrent confinés dans l’angle mort du partage alors qu’ils représentaient l’écrasante majorité du peuple. Ces derniers n’ouvrirent les yeux que lorsqu’il ne restait plus rien à partager, pas même quelques miettes.
Lire aussi: Les morsures de l’Ogre
Le reste de l’histoire coulait de source. Les Historiques imposèrent le système politique le plus facile à mettre en œuvre et le moins risqué pour l’époque, un régime autoritaire, prétextant l’immaturité d’un peuple fraîchement libéré et donc peu familier avec la culture démocratique.
Suite à ce choix, les plus beaux esprits de la révolution furent brutalement écartés ; le parti unique fit son apparition, tout comme la presse unique couvrant une actualité politique, économique et sociale unique ; les organisations de masse croupions servirent de maillage pour encadrer les citoyens de la dernière catégorie du partage ; le récit national fut falsifié ; aucune autre version n’était tolérée, sous peine d’emprisonnement pour les plus chanceux ou de disparition pour les autres.
Un peu plus tard, la coopération frénétique avec les peuples frères exigea de l’Algérie de se voir déverser sur son sol des dizaines de milliers d’enseignants, d’ingénieurs et de techniciens Egyptiens, Syriens, Bulgares, Palestiniens, Chinois, Polonais, Russes,… pour nous aider à prospérer. Dans la même foulée, les premières fournées de jeunes bacheliers se virent octroyer des bourses low cost dans des universités et écoles d’ingénieurs des pays de l’autre côté du rideau de fer, eux-mêmes en peine avec le développement, tandis qu’Alger devenait la capitale de référence des peuples en lutte à travers le monde, finançant grâce aux revenus des hydrocarbures, toutes les révolutions sur tous les continents. Pendant ce temps-là, le culte du chef atteignait son zénith ; les élections aux différents paliers du pouvoir dégageaient des scores brejnéviens, et à chaque fois que les « laissés-pour-compte » toussotaient bruyamment pour exprimer leur mécontentement, une dose de gourdin leur était administrée, avec les souhaits d’un prompt rétablissement exprimés par les citoyens des trois premières catégories et les gouvernants d’un grand nombre de pays amis, clients ou fournisseurs.
Plus on avançait dans le temps, plus on s’enfonçait, et plus personne ne comprenait pourquoi d’autres pays moins fortunés faisaient mieux. Alors, on repartait de plus belle : la réforme agraire s’avéra désastreuse et l’industrie « industrialisante » accoucha d’usines clés en main qui finirent pour la plupart au cimetière des éléphants. Et ce n’était pas fini, avec la primauté du militaire sur le civil qui continuait de tourner en ridicule la République quand un caporal de garnison sous le coup de la colère pouvait houspiller un préfet. Tout allait mal ; rien n’y fit.
Pour le pompon, la langue arabe qui était si peu familière jusque-là fut déversée sans retenue et sans doseur pour faire déguerpir ceux qui n’étaient ni arabophones ni islamistes. N’en jetez plus. Rideau. Il ne fallut pas bien longtemps pour nous rendre à l’évidence que nous nous étions bel et bien pris un deuxième tunnel.
Mohamed Zitouni, auteur du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale ». https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200