Deux fins tragiques

Dans sa djellaba qui partait en lambeaux, notre voisin Âmmi Gacem, dans la force de l’âge en cette fin d’année 1960, passait le plus clair de son temps à s’occuper de ses poules ; il les regardait gambader le long de l’Oued-el-Ouekrif, gratifiées, elles, d’une nourriture abondante. D’un côté, l’horizon campagnard prolongeant sa course au-delà de la vieille ferme des Fritani à peine visible au loin, et de l’autre, la rue Monge s’étirant de tout son long jusqu’au cinéma Palace, sa fameuse brasserie et l’avenue Foch qui marquaient le début du centre-ville. Entre les deux, Âmmi Gacem occupait un gourbi, surplombant la rivière et planté à flanc de ravin, dont le toit ne tenait en place que par la volonté d’Allah, et un peu aussi par le lest formé de pneus de voiture, de grosses pierres et d’un fatras de ferraille, le tout posé en vrac par-dessus pour résister aux intempéries.

La foi lui servait de béquille et l’aidait à prendre son mal en patience dans l’attente d’un bonheur qui tardait à venir ; il n’avait ni enfant ni travail et savait depuis longtemps déjà qu’il vivait aux crochets d’un maigre mektoub, bercé comme tous les gens de peu, par l’espoir d’une vie meilleure. Lorsque les besoins domestiques le prenaient à la gorge, il puisait avec parcimonie dans son capital de gallinacés en le délestant de quelques pièces dont il entravait les pattes à l’aide de bouts de ficelle, avant de les tenir le long de son corps, à l’intérieur ou à l’extérieur de sa djellaba, selon la météo du jour, pour aller sillonner ensuite les rues des quartiers européens en les agitant en éventail et en criant : « Des poules ! Des poules ! ».

Un jour, alors que la sirène du couvre-feu beuglait à tout rompre et que les parachutistes français hurlaient de colère de l’autre côté de la rue SidiFerruch, une rue parallèle au ravin, il pressa le pas pour arriver plus vite au coin de sa rue et prendre le chemin de terre qui menait à son domicile. Il ne lui restait plus que la porte branlante en tôle à pousser pour y entrer quand il se ravisa soudainement, comme ça, sans raison, et décida de retourner à l’angle de la rue, reprenant le même chemin de terre, mais en sens inverse.

Il voulait juste jeter un œil pour voir ce qu’il s’y passait. La curiosité le tua net ; il reçut une balle en plein front, la seule partie de sa tête qui dépassait du mur. Il s’affaissa lourdement sur le sol ; son turban ensanglanté lui couvrait le cou et le peu de visage qui lui restait ; il demeura là, étendu toute la nuit jusqu’aux premières lueurs de l’aube et la levée du couvre-feu.

A la vue de son corps, son épouse, Tarfaouia, perdit la tête. Elle ne reconnut plus personne depuis ce jour, vivant de mendicité et trainant dans les rues de la ville, sans voile, négligée, les cheveux ébouriffés, les yeux hagards, les pieds nus. Parfois, elle riait fort en levant les yeux vers le ciel. Quelques temps après l’indépendance, elle disparut à son tour. On ne la revit jamais plus. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

One thought on “Deux fins tragiques

  1. Salut Mohamed,
    C’est toujours un plaisir de lire tes nouvelles. Concises, courtes, elles nous ramènent quelques décennies en arrière et nous font revivre ces moments inoubliables de notre jeunesse. En tout cas, bravo pour cette mémoire d’éléphant que je t’envie.
    Sincères amitiés, et à très bientôt.

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