C’était ça aussi le Vox

« Georges Knapp avait ouvert à Saïda le cinéma Vox en 1939, une époque où le cinéma était roi ». Sa veuve qui en était devenue la patronne avait décidé de ne pas quitter l’Algérie après l’indépendance et continuait de s’occuper de la billetterie en passant des heures et des heures dans ce cagibi mal agencé qui lui servait à la fois de bureau et de caisse. Seule une petite vitre la séparait du public, ne lui procurant qu’une vue étriquée du hall d’entrée. En ces temps-là, le marquage au sol pour tenir les clients à distance du guichet n’existait pas encore, d’où l’habituelle cohue, bruyante, désordonnée, qui se tenait souvent à cet endroit-là.

Trois catégories de sièges justifiaient les tarifs différents. D’abord les Balcons, dont le nombre était restreint pour marquer le prestige et justifier leur prix élevé ; ils étaient situés à l’étage et dotés de sièges cossus et moelleux en velours grenat. Au rez-de-chaussée ensuite, les Réserves, en nombre plus important, avaient des sièges en simili cuir marron, rembourrés, robustes et agréables à la vue, mais rien de plus. Et enfin les Chômeurs, dotés de sièges en bois, genre strapontin, à l’état brut, grinçants, situés à seulement deux ou trois mètres du grand écran, avec torticolis garantis pour les adolescents et jeunes adultes peu friqués qui les occupaient habituellement.

Sebbich, le projectionniste, était autant un fondu de la bobine que du club local de football. Lorsque ce dernier disputait un match loin de ses bases, lui tenait, comme greffé à son oreille, un transistor radio qui diffusait en même temps le déroulé du match ; il lui arrivait même de stopper net le film, d’éclairer la salle, de passer la tête par la petite lucarne de projection et de s’adresser directement à la salle : « 78ème minute de jeu, nous menons par 3 buts à 1, mes frères ! ». Les arrêts intempestifs du film n’avaient pas d’importance, au contraire même ; les salves d’applaudissements et les cris de joie ne s’arrêtaient que lorsque le film reprenait.

Il y avait aussi Lahouel, le Coupeur de tickets pour les Chômeurs. C’était comme ça qu’on désignait la personne chargée de déchirer partiellement les tickets d’entrée, une fois validés, pour éviter d’être réutilisés. De taille moyenne, maigrichon, très soigné, une chéchia rouge élimée vissée en permanence sur la tête, ses yeux trahissaient un strabisme prononcé le faisant loucher affreusement mais qui n’avait pas l’air de le déranger le moins du monde ; il connaissait la plupart des clients de cette catégorie de sièges ainsi que leurs pères, surtout leurs pères. Et pour cause. Pour voir le film sans payer, les resquilleurs utilisaient une technique imparable. Une fois face à lui pour accéder à la salle, ils lui tendaient la main comme pour le saluer en faisant semblant de lui remettre le ticket à couper, sans ticket bien sûr, et lui glissaient en même temps et à voix basse : « Mon père te payera ». Il comprenait de suite qu’il s’agissait en fait d’un paiement différé, tout en continuant de se tenir dans l’angle mort de Madame Knapp qui jetait un œil de temps en temps dans sa direction. A lui plus tard de récupérer le tiers ou le quart du prix du billet, parfois moins, quand il croiserait dans la rue le père ou la tierce personne chargée de régler la créance.

Quand un film culte était à l’affiche, il était difficile de faire la queue et espérer avoir un billet face à la mêlée qui régnait. A la seule vue des bousculades, les petits de taille, les chétifs, les handicapés, les malades, rebroussaient chemin. Alors de jeunes adultes costauds et sans le sou s’accaparèrent au fil du temps de cette niche bien lucrative. En fin d’après-midi, ils écumaient les cafés, les bars, les magasins, les marchés, les sorties de mosquées, les rues, pour proposer par anticipation une ou plusieurs places du cinéma Vox pour le film du soir. Les clients intéressés ne souhaitant pas faire la queue, ni prendre le risque de se trouver bredouille, payaient le prix du billet à l’avance, moyennant une petite commission bien sûr et récupéraient leur billet à l’entrée du cinéma, avec la certitude de voir le film. Une poignée de ces prestataires de services avaient pignon sur rue et organisaient leur business jusqu’à occuper, selon leur robustesse et leur crédibilité, des parts de marché importantes.

A l’entrée du cinéma, toute une faune d’enfants et de jeunes adolescents, portant un plateau sur la tête ou un couffin dans les mains, barraient sans le vouloir la discrète rue Victor Hugo pour vendre tout ce qui pouvait l’être pendant le temps d’entracte, une pause qui invitait à se dégourdir les jambes, boire quelque chose, manger un petit morceau. Ce spectacle rappelait les arrêts de train dans les gares des petites bourgades bangladaises ou indiennes.

Une autre des traditions locales voulait que les dialogues du film qui s’échangeaient à l’écran soient commentés par l’assistance, ce qui avait le don de faire rire le plus grand nombre. Une sacrée ambiance les jours de grande affluence. Lors de la projection d’un  film d’Alfred Hitchcock par exemple, une femme seule dans son lit avec juste sa veilleuse allumée entendit frapper à la porte et dit sur un ton inquiet : « Qui est-ce ? » Du milieu de la salle, El-Hachemi, un vendeur ambulant de vaisselle et commentateur attitré du Vox, lui répondit avec sa gouaille habituelle et sa voix rauque reconnaissable : « C’est moi ma poule, fais-moi de la place dans ton lit, je finis ma bière et je te rejoins ! ». Du cousu main qui déclenchait une avalanche de rires. C’était ça aussi le Vox. [1]

[1] Extrait du roman Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *