Coup d'État philosophique contre coup d'État politique
« Le
pouvoir émanant de la force de quelques-uns, remplacé par la tyrannie émanant
de la faiblesse de tous. Voici le destin naturel d’une démocratie mal
instruite. »
L’avocat du Diable – Philippe Bartherotte
La visée démocratique en Algérie, il faut bien l’avouer, heurte de front toutes les politiques traditionnelles appliquées jusqu’à maintenant. Alors qu’il faudrait trouver le moyen d’organiser et de discipliner le hirak, la démocratie lui fournit, comme à plaisir, toutes les raisons de résister à un pouvoir qu’il est censé combattre comme il a combattu toutes les raisons de résister à toute forme d’imposition déraisonnable. Le droit n’étant jamais tout-à-fait accompli, chaque individu, chaque catégorie sociale trouve dans le principe de la démocratie une raison de revendication, sinon de révolte, indéfinie. L’anarchie serait pointée du doigt par le pouvoir et, comme le dit si bien Platon, « elle finit par gagner jusqu’aux animaux ».
« La démocratie, dit toujours Platon, distribue ses dons, avec une sorte d’égalité entre choses égales et choses inégales. » Cette phrase contient toutes les objections qui seront faites à la démocratie algérienne rêvée : les uns dans la ligne d’une critique réactionnaire, lui reprocheront de briser les hiérarchies naturelles et de noyer le talent et l’autorité dans un égalitarisme abstrait ; les autres — et c’est la critique marxiste ou, du moins, de gauche — montreront que la démocratie, en donnant un égal pouvoir aux forts et aux faibles, renforce les puissances économiques et mystifie les prolétaires.
Que répondre à cela ? La difficulté de la démocratie est qu’elle prend appui, en grand écart, sur deux conceptions de l’égalité, situées aux pôles extrêmes, mais également abstraites : la première est le postulat de l’égalité de raison et de conscience entre tous les hommes qu’ils soient fellahs du Hodna ou professeurs de l’université de Bab Ezzouar ; la seconde est l’égalité arithmétique qui est la règle du suffrage universel. Or, entre ce principe moral et cette somme arithmétique, se situe l’immense domaine des réalités individuelles et sociales qui font les citoyens. Là est le creux de la démocratie. Parce qu’il faut situer jusqu’où peut aller une démocratie. Nous autres, Algériens, avons vécu dans notre chair l’aventure du début des années 1990 où toutes les portes étaient ouvertes, y compris au fascisme islamiste. Répondre que la démocratie intégrale garde l’avantage et qu’il faut s’ouvrir aux plus extrémistes, est insuffisant parce qu’une visée morale ne peut tenir lieu de fondement théorique et d’assise pratique pour une politique nationale cohérente.
Ma position est claire et sans ambages : il ne peut y avoir de démocratie pour les ennemis de la démocratie. C’est aussi simple que cela. Le démocrate est donc obligé de se donner au commencement ce qu’il veut obtenir à la fin et de supposer qu’une communauté de volontés libres existe en vue de certains objectifs supérieurs aux intérêts de sectes dangereuses et assassines. Même si l’on n’admet pas des conséquences aussi rigoureuses que les miennes, je ne vois pas comment on peut échapper à ce théorème qu’il soit teinté de rationalisme ou d’évidence. Hors de ce pacte de raison, qui suppose à la fois, pour la femme comme pour l’homme, la plénitude des droits individuels et leur transcendance dans un projet collectif acté, il n’existe de fondement à l’autorité que dans la communauté humaine. Dès lors que le pouvoir fait appel à la religion qui est commune à la presque totalité de la population, les citoyens ont affaire à des charlatans sachant réciter quelques sourates pour promouvoir l’obscurantisme. Et dans ce cas, le pouvoir est séparé du citoyen et lui devient hostile. Il y aura d’abord l’homme et la femme, celui qui jouira de ses pleins pouvoirs et celle qui devra se soumettre, l’humanité se classera en êtres supérieurs et en êtres inférieurs, en maîtres et en esclaves.
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Je suis foncièrement contre le fait qu’un parti islamiste de quelle qu’obédience que ce soit puisse se présenter aux élections de quelle que nature que ce soit (municipales, législatives, présidentielles…) En dehors de ma laïcité militante, je suis sûr que mon engagement sociétal a l’immense avantage de fonder directement le pouvoir sur la liberté des individus (c’est parce qu’ils sont libres qu’ils peuvent s’associer) et de faire en même temps de la limitation de représentation des tenants de la religion une évidence puisque pratiquement tout le peuple algérien étant musulman, ce dernier n’a pas besoin d’être représenté à ce niveau. Quiconque réfléchit à cela comprend que ce n’est pas un coup d’État philosophique que je présente mais si tel était le cas, ce serait pour éviter un coup d’État politique et religieux permanent, et l’installation de la violence au pouvoir. Je ne sais pas quel serait le point de vue de mes amis Mohamed Kacimi et Boualem Sansal avec lesquels j’ai échangé sur ce sujet mais je ne demande qu’à les lire avec beaucoup d’attention.
En tendant normalement vers ses buts, la liberté et la dignité de chacune et de chacun, la démocratie algérienne constituera en même temps sa raison d’être et fondera sa légitimité. Ce qui était la supposée faiblesse de sa position philosophique devient à l’évidence la force de sa position pratique. Il n’y a pas à tomber dans le piège de ces régimes rétrogrades qui se figent dans le souvenir d’une supposée noblesse originelle. Nous n’approcherons de cette démocratie qu’à la condition de progresser indéfiniment dans la double œuvre de protection et d’éducation qui, en rendant les femmes et les hommes plus libres et plus dignes, les rend en même temps plus capables de s’associer pour des fins communes et de renouveler ainsi le contrat implicite qui est à la base de leur entente pour une nation qui avance.
Merci pour ce brillant texte. Je partage votre point de vue disant que c’est une absurdité, voire une imposture, d’accepter dans le jeu démocratique des partis anti-démocratiqies, au nom de la démocratie.