Il était l’amour de sa vie

Engagé dans l’armée française vers la fin des années trente et en garnison dans la ville de Tlemcen, le premier mari de ma tante Hadda venait à la maison lorsqu’il était en permission, un peu pour rendre visite à sa famille et beaucoup pour « dégorger l’escargot ». C’était l’usage ; personne n’y trouvait à redire. Le patriarcat féroce de cette époque n’autorisait nullement ma chère tante à exprimer le moindre avis. Et même si le bon sens lui recommandait de rester en permanence sur le qui-vive, sachant qu’un faux pas de sa part entraînerait de facto des représailles dont la violence et les conséquences feraient honneur aux traditions, elle se rendait bien compte que son statut d’épouse et de femme n’avait rien de réjouissant. Entre domestique à temps plein auprès de sa belle-famille et poupée gonflable à temps partiel dans les mains de son mari, sa vie tout entière s’en allait à vau-l’eau.

Jusqu’au jour où, n’arrivant plus à colmater les fissures de son ménage ni à remonter à la surface de temps en temps pour reprendre son souffle, elle décida de mettre fin à sa souffrance. Son courage pris à deux mains, elle ramassa sa folle envie de vivre et le peu d’énergie qui lui restait, plaqua tout et disparut du jour au lendemain, laissant derrière elle un nourrisson qui marchait à peine. On lâcha alors les chiens et on sonna l’hallali sur pied de « celle qui avait osé déserter le foyer conjugal et abandonner son enfant » ; toutes les portes lui furent fermées, y compris celles de sa famille et de ses proches.

Après une longue et pénible cavale, elle échoua dans les bras de Tayeb, un pauvre bougre qui vivotait grâce à un travail saisonnier de vendeur de pastèques et de melons. Cet amant de pacotille était très connu dans le quartier populeux de Lamarrine ; il avait un bagout hors normes qui l’aidait, quand c’était la saison et qu’il n’était pas saoul, à exceller dans ce métier. Très courant à cette époque, ce type de commerce se montait rapidement : acquérir au marché de gros une cargaison de pastèques et une autre de melons, transportées sur des charrettes et déposées à même le sol sur leur lieu de vente ; puis dégoter un bon vendeur pas trop cher et des équipements qui se résumaient à une tente à monter dans un endroit de passage, une bascule rudimentaire, une table qui serve à la fois de comptoir et de support à la bascule, un couteau pour trancher les quartiers de pastèque et de melon destinés à la dégustation et un petit écriteau en bois ou en carton sur lequel étaient indiqués les tarifs au kilo.

De notoriété publique, Tayeb exerçait ce métier admirablement bien ; il y passait un temps fou et profitait de son absence de domicile fixe, ne logeant plus nulle part, pour passer ses nuits derrière les tas de pastèques et de melons. Plus besoin de rétribuer un gardien de nuit non plus ; et pour l’aspect confort, la tente le protégeait de la pluie et une seule couverture suffisait pour le tenir au chaud. A défaut, la cruche de vin qui ne le quittait jamais faisait office de poêle et l’endormait jusqu’à l’aube.

La gent féminine de notre bourgade le trouvait séduisant. Il l’était, indiscutablement. Mince, grand de taille, une mèche de cheveux sortant de son turban blanc couvrait une partie de son front ; il portait souvent un gilet gris qui avait fait son temps, plaqué sur une chemise passablement blanche souvent lavée la veille pour être remise le lendemain, merveilleusement assorti à un pantalon bouffant, gris également, et sa cigarette coincée en permanence dans un coin des lèvres, le tout lui donnant un air de dandy de campagne. Il gesticulait et parlait fort, accrochant le chaland avec un charme déroutant. Tayeb, lui, ne jouait pas au vendeur ; il était LE vendeur. Et pour ça, il savait faire ; il déroulait.

Plusieurs quartiers de pastèque et de melon prédécoupés restaient en permanence à portée de main pour être offerts aux clients hésitants. Pas avare de compliments ni de mots attentionnés qu’il distribuait avec une générosité feinte : « Comment va ton père ? Il va bien, Allah soit loué ; et ta grand-mère ? Ah, elle est chez vous en ce moment, que la grâce d’Allah lui prolonge la vie ; ton oncle, est-il toujours alité ? Allah le guérira, sois sans crainte ; le petit, continue-t-il d’aller à l’école coranique ? Il vous rend fier, n’est-ce pas ? Louanges à Allah ; etc. » Au final, le client hésitant à son arrivée devant son étal repartait avec un mal de crâne terrible, et une pastèque ou un melon, parfois les deux, sur les bras. Avec l’énergie du virtuose, Tayeb était au summum de son art ; sacrément doué, le meilleur vendeur de pastèques et de melons de la ville.

Devant sa tchatche et son charisme, ma pauvre tante qui en était follement éprise, perdit la tête. La faute à l’envoûtement, comme on disait en ces temps-là, pour ne pas dire à l’amour et aux sentiments d’affection et de tendresse au plus fort de leur éclosion. Personne n’était dans la confidence. « Trop grave, trop dangereux », aurait-on dit, sachant que les mâles de la famille ne gardaient jamais les bras croisés quand il était question d’honneur, ni ceux de la rue qui ne badinaient pas non plus avec une histoire aussi inflammable que celle d’une jeune femme musulmane qui quitte brutalement son mari, abandonne son enfant et tombe amoureuse d’un vendeur de pastèques et de melons, sans toit, désargenté, volage et porté sur la bouteille.

Mais contre toute attente, celle qui avait tout faux, et avec les circonstances aggravantes, finit par l’emporter et épouser Tayeb, en dépit de la famille, des traditions, de la religion et de tout le reste. Il était l’amour de sa vie, rien de moins. [1]

[1] Extrait du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale » https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200

4 thoughts on “Il était l’amour de sa vie

  1. Salut Mohamed,
    Si tu permets, quand on connaît la suite de l’histoire, ne pourrait-on pas dire que tout est bien qui finit bien. Les amoureux ne se quittèrent plus jusqu’à la mort. Et c’est très bien ainsi. Continue à nous faire revivre ces belles histoires du passé qui ne nous rajeunissent pas, mais qu’on revit avec le plus grand des plaisirs. Paix à leurs âmes à nos amoureux de Penet.
    Cordialement Habib.

  2. Quel art et quel verbe?
    Facile à écrire, envoûtant et nous plongeant dans notre tendre enfance.
    Vivement la suite.
    Porte te toi bien Mohamed.
    Mustapha HAZAB

  3. Je reconnais Hadj Tayeb qui était devenu vendeur de meubles toujours à Lamarine.
    Vers 1974/75,il acheta une R16 qu’il présenta à mon père comme une « 3rossa ».

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