Les morsures de l’Ogre
En juin 1830, l’Ogre traversa la Méditerranée et vint s’installer chez nous, sur nos terres ; il fit venir ses enfants et ses voisins pauvres qui devinrent nos maîtres ; il s’appropria nos richesses et nous mit au service de ses intérêts et de sa grandeur ; il nous écarta volontairement du savoir et du développement pour nous empêcher de nous rebeller. A chaque guerre, il prit les meilleurs de nos fils pour garnir ses régiments. Des centaines de milliers d’indigènes musulmans d’Algérie moururent ainsi à ses pieds, sous son drapeau et dans ses uniformes, sans être de ses citoyens.
L’Ogre fit voter à notre endroit le Code de l’indigénat, un ensemble de lois ségrégationnistes et racistes pour nous asservir davantage ; il exigea que nos villes et villages portent les noms de ceux qui firent notre malheur : De Bourmont, Bugeaud, Saint-Arnaud, Aumale, Cavaignac, Pélissier. Il serait resté quelques années de plus, il aurait exigé qu’on honore également les Massu, Bigeard, Aussaresses, Salan, Léger, Challe, Lacheroy, Trinquier.
Pour obtenir l’adhésion des Français et continuer son œuvre, l’Ogre prétexta qu’il s’agissait d’un pays peuplé « de déchets d’humanité, de dégénérés, abrutis par des siècles de servitude, de paresse, d’insouciance, de stupidité, d’êtres dégradés, réfractaires à toute civilisation, qui n’ont jamais été, qui ne seront jamais des civilisés. »
À travers son histoire, la France commit d’autres crimes. Il fallut attendre cinquante ans pour entendre le président Jacques Chirac reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs de France. Son discours du 16 juillet 1995, prononcé à l’occasion des cérémonies commémorant la grande rafle du Vélodrome d’Hiver des 16 et 17 juillet 1942 est resté dans les mémoires : « Il est, dans la vie d’une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l’idée que l’on se fait de son pays. Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l’on ne sait pas toujours trouver les mots justes pour rappeler l’horreur, pour dire le chagrin de celles et ceux qui ont vécu la tragédie. Celles et ceux qui sont marqués à jamais dans leur âme et dans leur chair par le souvenir de ces journées de larmes et de honte. Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. »
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Aucun dirigeant français ne l’avait fait avant lui sous prétexte que les Français n’étaient pas prêts, selon la formule consacrée, à chaque fois qu’un sujet inflammable va à l’encontre de l’opinion.
C’est hier aussi, le 21 mai 2001, que Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice, donna son nom à la loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.
Viendra le jour où l’histoire de la colonisation de l’Algérie frappera inéluctablement à la porte des consciences. Teresa Cremisi disait à ce propos : « La justice et l’histoire ne se regardent jamais dans les yeux. Le temps de l’une n’est jamais le temps de l’autre. C’est l’histoire qui gagne toujours. C’est elle qui a le dernier mot. »
Emmanuel Macron, à la veille de l’élection présidentielle de 2017, qualifia la colonisation de l’Algérie par la France de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie ». Il dit à ce sujet que « la colonisation française fait partie de l’histoire de France (…), qu’elle fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. »
La méconnaissance de l’histoire explique pour une grande part l’image désastreuse des Algériens, et par-là, des Maghrébins, en France. Les Français ne connaissent de ces populations anciennement colonisées que l’image que l’Ogre a bien voulu leur enseigner. Savent-ils par exemple pourquoi les Congolais quittant leur pays se dirigent inévitablement vers la Belgique, les Moluquois vers les Pays-Bas, les Angolais vers le Portugal, les Ethiopiens vers l’Italie ou bien encore les Pakistanais, les Indiens et les Bengalais vers l’Angleterre, les Maghrébins vers la France ? Connaissent-ils les motivations qui poussent l’Egyptien à jeter son dévolu sur l’Angleterre et le Libanais sur la France, et pas l’inverse ? En réalité, la connaissance de la langue et du mode de vie de l’ancien colon, occupant, mandataire ou geôlier, appelons-le comme on veut, deviennent salutaires pour qui fuit la guerre ou la misère, parfois les deux.
En définitive, si cette terre d’Algérie n’avait pas représenté une position géographique stratégique en Méditerranée, regorgeant de mille et une richesses, l’Ogre n’y serait jamais allé et les hommes de ce pays auraient certainement été sur le chemin d’une tout autre destinée.
Mohamed Zitouni, auteur du roman « Le Gamin de la rue Monge, dans les derniers soubresauts de l’Algérie coloniale ». https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=68200