« Il est plus facile pour les historiens de travailler à Tunis, Istanbul ou Aix qu’à Alger » ( Fatima Zohra Guechi, historienne)
Fatima Zohra Guechi, professeure d’histoire à l’université de Constantine, brosse, dans cette interview, un tableau peu reluisant de la recherche en histoire en Algérie. Tout en rappelant l’indigence des moyens mis à la disposition des chercheurs, la bureaucratie, la chape de plomb politique et idéologique qui « tabouise » à outrance plusieurs questions, elle met le doigt sur les aspects pédagogiques et ceux liées aux langues d’enseignement de l’histoire qui se posent comme des freins infranchissables à l’épanouissement de cette discipline.
En tant qu’historienne, quel regard portez-vous sur l’écriture de l’histoire, antique, médiévale ou contemporaine, en Algérie ? Comment se porte-t-elle selon vous ?
En tant qu’historienne, il n’est pas facile d’avoir un regard d’ensemble sur l’écriture de l’histoire. Chacun de nous reste « englué » ou enfoncé dans ses obstacles et missions quotidiennes. Les recherches en cours sont très différentes et parfois très riches, mais les échanges sont limités. Même les efforts consentis par le ministère de la Culture pour soutenir l’édition n’a pas donné les résultats escomptés. La disponibilité des exemplaires dans les bibliothèques des villes ne suffit pas. La part des bibliothèques universitaires dans ces dons est minime ; de plus, les éditeurs n’impriment que quelques centaines d’exemplaires, en plus du nombre requis pour le ministère, ce qui crée des frustrations à savoir que l’ouvrage est publié mais n’est disponible que dans quelques librairies et pour peu de temps.
Probablement, les chercheurs en histoire n’ont pas le même intérêt pour les ères antique, médiévale, et contemporaine. Quelle est la période qui suscite le plus de curiosité et quelle est celle qui rebute les chercheurs ?
Avant de devenir des chercheurs, c’est en tant qu’étudiant que la curiosité s’aiguise au contact des professeurs, des lectures et de l’impact de la formation et de l’actualité nationale et internationale. Cette donne détermine dès le départ le choix privilégié vers la période contemporaine. L’histoire récente, la colonisation, la résistance, le mouvement national et enfin la Révolution ont marqué les générations. De plus, la politique mémorielle a mis l’accent sur l’histoire du mouvement national et de la révolution ou guerre de libération. La demande politique et sociale pour la connaissance de la période contemporaine est très forte. La meilleure preuve en est le besoin de beaucoup de chercheurs antiquisants, médiévistes ou d’autres disciplines d’intervenir sur les questions d’actualité et surtout sur l’histoire contemporaine. Comme si l’histoire contemporaine ne requerrait pas des outils méthodologiques spécifiques comme l’histoire ancienne ou médiévale ou encore la période moderne – ottomane. Ajoutez à cela, l’accessibilité – relative – des documents coloniaux pour la plupart, de la presse et des témoignages (entretiens et mémoires des acteurs), pour les trente dernières années. Alors oui, c’est la période contemporaine qui attire le plus de chercheurs.
À mon avis, l’histoire ancienne, voire la préhistoire, rebute en premier lieu par l’exigence des langues : le français pour prendre connaissance des travaux d’archéologie et d’histoire entrepris durant la colonisation. Le latin, le punique etc., pour déchiffrer les inscriptions antiques, pour peu que les chercheurs veuillent renouveler les problématiques et les savoirs… Le peu d’encadrement, le peu de moyens des universités pour entreprendre des fouilles, sous la tutelle de la Culture.
La période médiévale est prise elle aussi entre les encouragements idéologiques et les difficultés méthodologiques pour renouveler un savoir dominé par les écrits orientaux depuis les sources jusqu’aux travaux de la moitié du 20e siècle. En bref, relire les sources, selon une nouvelle grille, les éditer et inscrire l’histoire du Maghreb, face à celle du Machreq et de l’Occident chrétien, dans l’histoire universelle est la tâche qui a occupé nos collègues depuis l’indépendance.
Pour la période moderne que vous ne citez pas dans votre question, elle est souvent adjointe… moderne et contemporaine. Elle regroupe l’histoire des trois ou quatre siècles depuis l’avènement des Ottomans en Algérie jusqu’à la colonisation français, même s’il ya polémique sur les dates césures.
La place de la période ottomane est un peu à part. Loin des enjeux politiques actuels. Elle ne relève ni de la période antique, ni de l’arabité et l’islamité, (même si les Ottomans étaient musulmans). Sans grands moyens, les enseignants-chercheurs, encouragés par le rapatriement des archives de l’Algérie de l’époque ottomane transférées en France au moment de l’indépendance et restituées en partie (sous Gisgard d’Estaing, 1975), se mettent à l’œuvre et focalisent sur la vie et les institutions culturelles, économiques et sociales que permettent la nature des documents rédigés en arabe, à savoir les fonds des mahakim charya (tous les actes notariés dont les awqaf ou habous), le bayt al mal (biens en déshérence), et les registres du beylick, registres de comptes et autres informations sur la gestions des biens de l’État. Les correspondances avec la Sublime Porte – en Osmanli – étant conservées à Istanbul. La connaissance de la langue turque, interface pour toute communication en Turquie et celle de l’Osmanli, langue de recherche, sont un frein que les jeunes générations dépassent et dépasseront surtout avec l’ouverture de formations universitaires sous l’égide d’historiens.
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En conséquence, les programmes de formation en Licence et en Master accordent un horaire proportionnel aux capacités d’encadrement et la période contemporaine est privilégiée.
La question de l’accès aux archives est souvent évoquée comme un frein à la recherche en histoire. Or, des archives sur l’Algérie et le Maghreb croulent sous la poussière en Turquie, au Maroc, en Angleterre et en Espagne.
C’est en effet, la question de l’accès aux archives qui est évoquée et non pas leur existence. Les chercheurs, enseignants et doctorants ont des difficultés à accéder aux archives, ici en Algérie. Les restrictions sont nombreuses et la gestion y est souvent bureaucratique et les conditions de travail peu favorables. Il est plus commode, par exemple, de travailler à Tunis, Istanbul ou Aix en Provence (quand on peut y aller, visa et moyens financiers) qu’à Alger. Cela fait mal de le dire, mais c’est la réalité. On ne comprend pas pourquoi cette situation perdure. Un seul exemple : on exige d’un doctorant détenant une carte d’inscription, une lettre de recommandation de son directeur de thèse, une autorisation. Une demande de consulter des registres du Beylik du 17e siècle est soumise à autorisation accordée par une commission, qui au bout de deux ou trois mois ne statue pas sur la question. C’était il y a quelques années, mais la situation actuelle n’est pas meilleure.
Cela ne dédouane pas certains chercheurs de leur responsabilité dans les choix des sujets et les moyens mis en œuvre pour les réaliser. Rigueur, persévérance et résilience, telles sont les qualités requises.
Est-ce qu’il y a suffisamment d’historiens en Algérie ?
À voir la demande sociale d’histoire et de mémoires, et la contribution de beaucoup d’amateurs ou de non spécialistes pour répondre à ces questions, nous pouvons dire, qu’il y en pas suffisamment. Si, au contraire, nous évaluons la question à partir de l’intérêt porté aux nouvelles recherches, à leur publication, lecture critique et recension, nous en avons suffisamment. Ceux qui écrivent ne sont pas connus, très peu lus et peu présents dans les médias culturels. Ce sont les mêmes qui occupent le devant de la scène. Mais ce qui fait mal, c’est moins la notoriété médiatique, qu’on ne cherche pas tous, forcément, mais c’est l’indifférence à ce qui s’écrit et qui renouvelle des petites et des grandes questions ; et le retour presque « automatique » aux vieux classiques coloniaux pour trancher une question.
Est-ce que les instituts d’histoire qu’il y a en Algérie disposent de suffisamment de moyens financiers pour mener des recherches sérieuses ?
Les départements d’histoire et les facultés n’ont aucun moyen financier pour mener des recherches, tout court.
La recherche est déléguée aux laboratoires qui ont bénéficié de soutien assez conséquent entre 2000 et 2012. Après cette date, le budget est plus symbolique, surtout pour les sciences humaines et sociales. Et là encore, quand on pouvait organiser un colloque, on peut assurer aux participants l’hébergement et la restauration mais point de bon d’essence ou de primes de déplacements (bus et taxis..) pour les enseignants et étudiants organisateurs ! Je n’oublierai jamais la situation d’un projet PNR agréé avec deux seuls déplacements de recherche notifiés dans le canevas (Archives d’Alger et d’Aix) (2001). Quand j’ai demandé une mission (billet et frais), la tutelle m’a répondu : « On vous prend en charge si vous allez communiquer, quelle que soit le lieu du colloque ». J’avis répondu que j’avais besoin de faire mes investigations d’abord, rédigé mes résultats, les rendre à la tutelle et éventuellement les proposer dans une communication ou un article. Un vrai dialogue de sourds.
La guerre de libération constitue l’un des sujets le plus souvent discuté par les historiens et les élites du pays. Or, il y a un déficit criant de recherche sur des points de cette période censés être fouillés de très prés, notamment les origines du 1er Novembre, la guerre FLN-MNA, le multipartisme pendant la période coloniale, les assassinats politiques, les négociations FLN-OAS, etc. Pourquoi ce silence historien?
Il me semble qu’il y a un biais qui fait que les nouvelles recherches algériennes ici et ailleurs sont reçues par un public limité, pour cause d’idéologie ou de préjugés. L’handicap de la langue n’est pas négligeable, on essaie d’ignorer ou de sous estimer ce qu’on ne peut comprendre.
Je ne partage pas votre avis sur le « déficit criant de recherche sur des points de cette période censés être fouillés de très prés, notamment les origines du 1er Novembre ». Certes je ne travaille pas sur ces questions, mais le peu que j’en connais répond aux attentes – minimales – sur la genèse du premier novembre. La guerre FLN-MNA a été l’objet des quelques thèses même soutenues à l’étranger, le poids du FLN dans l’enceinte universitaire a pu freiner cette problématique dans nos universités et je ne peux généraliser. « Le multipartisme pendant la période coloniale » est étudié en lien avec l’histoire des partis politiques algériens et de l’évolution du mouvement national. Des travaux sur l’ENA, le PPA, le PCA, le MTLD et l’UDMA existent et mettent en relief la coexistence avec les partis coloniaux et le régime des libertés auquel ils sont soumis. Un véritable renouvellement d’approche de l’UDMA par exemple taxée, comme son fondateur Ferhat Abbas, d’assimilationniste. Alors qu’il représente, à mon humble avis, le long cheminement de beaucoup d’Algériens vers l’émancipation et l’indépendance.
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Quant « aux assassinats politiques et les négociations FLN-OAS », par exemple, ils sont encore des enjeux de mémoire très forts entre les enfants des protagonistes et cela se traduit par les écrits et leur résonnance dans les médias ; ce qui laisse peu de place à la recherche sereine qu’exige les questions d’histoire.
L’histoire de la révolution algérienne est dominée par le regard français. Aussi bien veillant soit-il, celui-ci implique une question : qu’est-ce qu’il coûte à l’Algérie d’être dépendante de l’étranger même dans l’écriture de l’histoire de ses mythes fondateurs ?
La censure ou l’autocensure sur certains thèmes, parmi nous, expliquent la recherche de l’information ailleurs et surtout en France où se publient beaucoup d’ouvrages d’historiens et des mémoires d’acteurs. Cela nous coûte d’écrire l’histoire des « mythes fondateurs de l’Algérie » parce qu’il faut commencer par s’entendre sur les concepts et reconnaître que nous avons des mythes fondateurs comme la plupart des États-nations. Or, chez nous, ce sont des « vérités » et des « constantes » que même les historiens, aussi patriotes soient-ils, ne sont pas autorisés à discuter ! Alors, ce qui contredit ou vient d’ailleurs est toujours bon à prendre, ne serait-ce que par esprit de controverse.
Que suggérez-vous à l’attention des jeunes chercheurs mais aussi des autorités pour donner à la recherche en histoire la place qu’elle doit occuper dans l’université algérienne ?
Aux jeunes chercheurs, je suggère de choisir des thèmes porteurs, des questions inédites, même à très petite échelle, pour faire avancer la recherche, même dans un milieu assez conservateur dans l’ensemble. Je leur dis intéressez-vous à l’histoire de la longue durée, voire à la préhistoire, notre région est riche en vestiges et notre enracinement millénaire et, surtout, libérez-vous des injonctions de politique politicienne et travaillez en réseau pour promouvoir l’histoire de notre belle Algérie.
Quant aux autorités, une seule demande, pas facile à réaliser : Accordez-votre confiance aux enfants de ce pays, soutenez-les dans leurs entreprises et leurs ambitions ; et laissez-les prendre la responsabilité de leurs écrits et de leurs actes ; des débats citoyen, historien et responsable entre tous sortiront des travaux novateurs qui répondent aux aspirations de tous les Algériens.
Il est par ailleurs souhaitable que la chaîne dédiée à l’histoire qui va naître soit une véritable opportunité d’ouverture sur la pluralité des idées et un outil de promotion et de vulgarisation des travaux les plus rigoureux et les plus novateurs.