« Il faut lire et faire lire Yamina Mechakra » (Nawel Krim, docteur en littérature comparée)
À l’occasion du huitième anniversaire de la mort de Yamina Mechakra, l’auteure du célèbre roman La grotte éclaté (1979), nous avons interrogé Nawel Krim, chercheure en littérature à l’université d’Alger 2, sur son œuvre, son écriture mais aussi son parcours. Relativement méconnue, Mme Krime explique ainsi « l’oubli » dont elle fait l’objet : « Dépassés par l’arrière-fond historique, idéologique et socioculturel qu’exhume la littérature, les nouvelles générations d’étudiants redoutent les épaisseurs des grands textes. S’ajoute à cela, peut-être, la production peu prolifique de Méchakra qui, sans justifier la méconnaissance de son œuvre, en constitue quelque part l’explication. »
Les écrits des femmes algériennes ne cessent jusqu’aujourd’hui d’enrichir le paysage littéraire algérien, elles ont défendu la femme sans perdre de vue d’autres problématiques locales liées à l’histoire de l’Algérie. Nous avons l’impression que Yamina Mechakra dans La grotte éclatée a créé une symbiose femme-histoire. Défend-elle la nécessité que l’histoire ne se fasse pas sans la femme ?
D’abord, il faut rappeler que le roman a été écrit en 73 et a été publié en 79. 17 ans après l’indépendance ont été nécessaires pour qu’un récit, assumé par un personnage-femme, une jeune infirmière, vienne alimenter l’imaginaire de la guerre d’indépendance par le truchement de la femme combattante, au cœur de l’Aurès, dans un rôle qui la situe avec justesse et réalisme dans sa position dans la société des hommes, mais lui rend justice, en contournant les clichés d’un roman national, par la sensibilité particulièrement féminine qui se saisit de la grande histoire. La dureté des maquis est partagée avec courage et bravoure par la femme (infirmière) confrontée à la rudesse émotionnelle que provoque le traitement des blessés de guerre, leurs amputations opérées par des moyens rudimentaires tout en imaginant la terrible souffrance.
La femme appelle aussi l’enfant, en l’occurrence le petit Salah lui-même amputé des deux membres inférieurs, dans des scènes de grande émotion. La femme combattante est digne, prête aux sacrifices. Au détriment d’une féminité caricaturale, elle est aux côtés des hommes, renonce à sa chevelure (crane rasé), partage les dangers du maquis, mais aussi est-elle capable d’amour et de maternité insufflant la vie, même si elle perd les êtres chers, dont le fils, et éprouve l’immense douleur dans sa chaire.
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Réalisme des faits plausible et élans d’un style poétique, tenus en équilibre pour dire l’épreuve de la vie et de la mort, l’épreuve du courage et de la fragilité, la précision du témoignage et la chaleur de la captation des émotions. Le récit lutte contre l’oubli, comme tous les écrits romanesques algériens marqués par la guerre de libération. Il rappelle le rôle de la femme en la faisant revivre, héroïne, dans les colonnes de l’histoire.
Les œuvres des femmes algériennes sont nombreuses et se ressemblent presque toutes. Mais celles de Yamina Mechakra s’attaquent à des thématiques et styles inexplorés par d’autres écrivaines de son époque, même celles d’aujourd’hui. Son œuvre est d’une singularité perturbante. Peut-on dire qu’elle forme une rupture à elle seule ?
Par rapport aux pionnières, il est clair que l’œuvre de Machakra marque une rupture sur le plan de l’écriture. Malgré l’étiquette générique (roman) sur la première de couverture de La grotte éclatée, l’ouvrage n’obéit pas, dans ses aspects canoniques, au genre. C’est une œuvre inclassable : un ‘je’ qui raconte l’histoire à travers un journal qui n’est pas un diariste mais qui reprend les grandes années de la guerre marquée par un récit avant et après le long séjour dans la grotte. Des insertions de poèmes marquées par des mises en abyme. Un récit poétique qui non seulement dévoile les horreurs de la guerre, mais offre aussi un récit d’amour. Bien que dénonçant la condition précaire de la femme, il met en avant une figure féminine qui combat avec ses frères d’arme pour la liberté.
De nos jours, Yamina Mechakra, malgré la puissance de son œuvre, n’occupe pas une grande place dans le paysage littéraire algérien. En 2018, un prix littéraire Yamina Mechakra a été institué et discerné, dans sa première édition, à Hedia Bensahli. Mais, en dehors des évocations, occasionnelles, sa mémoire reste absente. Pourquoi ? Indifférence ou marginalisation réfléchie ?
Le paysage littéraire algérien foisonne de talents mais hélas, comme Yamina Méchakra beaucoup d’auteurs confirmés (morts ou vivants) sont inconnus du grand public. Je ne pense pas que cela soit dû à une marginalisation réfléchie qui ciblerait certains auteurs mais plutôt à une politique culturelle qui ne met pas assez en avant le livre. Cela se reflète à travers un manque d’espace dédié au livre et à sa diffusion. L’école, instrument idéologique, ne concoure pas non plus à la promotion de la critique sociale pour envisager des lectures en dehors des cadres établis. Même si aujourd’hui les efforts d’édition sont importants, les romans de cette génération ont besoin d’être introduits, expliqués pour capter l’intérêt des générations actuelles. Pour lire Méchakra, ou d’autres dignes d’intérêt, il faut non seulement qu’il y ait de l’intérêt pour les thématiques relatives à la guerre de libération, la colonisation etc., mais aussi développer le goût de la lecture et le goût du beau ainsi que la connaissance des subtilités du style pour apprécier les grands textes. À la lecture, le texte de Méchakra est captivant, avec de belles fulgurances poétiques. Il faudrait mettre entre les mains de la jeunesse, en comptant sur l’effort des éditeurs à donner des clés de lecture, dans les marges de ce texte.
Un autre sujet qui a toujours dérangé enseignants et directeurs de recherches : le fait que les jeunes chercheurs n’accordent pas une grande importance dans leurs travaux aux œuvres de Yamina Mechakra, pourtant plusieurs programmes d’études dont le vôtre les intègrent dans la série des cours…
Oui, au département de français de l’université Alger 2, dans le cadre du master littérature et civilisation, j’enseigne les écrits de femmes algériennes dont ceux de Yamina Mechakra. Et chaque année, je constate que les étudiants, pour la plupart, en s’inscrivant au cours, ne connaissent ni Fadhma Ait Mansour Amrouche, ni Djamila Debèche, ni Mechakra. Je ne pense pas que les étudiants n’accordent pas une importance à Mechakra, je pense que tout simplement ils ne la connaissent pas. Et quand ils la découvrent, tout en étant impressionnés, ils s’avouent incapables d’étudier son texte. Dépassés par l’arrière fond historique, idéologique et socioculturel qu’exhume la littérature, les nouvelles générations d’étudiants redoutent les épaisseurs des grands textes. S’ajoute à cela, peut-être, la production peu prolifique de Méchakra qui, sans justifier la méconnaissance de son œuvre, en constitue quelque par l’explication.
En dehors des études critiques, le peu de choses qui a été écrit sur l’œuvre de Yamina Mechakra, l’associe au combat de la femme, voire au féminisme, à l’Histoire de l’Algérie. Peut-on dire que tout ce qui surgit de son œuvre ?
Je pense qu’on ne peut pas restreindre l’œuvre de Mechakra qu’à cela. Au-delà des « empreintes multicolores des femmes » algériennes qui ressortent de ses œuvres, du combat pour la liberté des hommes pour vivre dans la dignité, il y a toute la dimension poétique de son écriture que Kateb Yacine a tellement bien louée dans sa préface : « Ce n’est pas un roman, et c’est beaucoup mieux : un long poème en prose qui peut se lire comme un roman.» C’est toute la problématique du texte littéraire algérien, de nos grands écrivains, qui s’est forcé à être dans la rupture en empruntant des modes d’écriture qui s’inscrivent dans la recherche poétique, symbolique, pour s’imposer et être reconnu dans son originalité. La grande aventure littéraire avec des projets audacieux qui, encore une fois, rebutent les lecteurs en attente de textes faciles, prévisibles.
Au décès de Yamina Mechakra, Yasmina Kahdra a écrit : « Oubliée de tous,Yamina a vécu le naufrage auquel sont vouées les consciences et les généreux chez nous. Aujourd’hui, elle repose dans nos mémoires sinistrées. » Y-aura-il un retour Mechakra ?
Je le souhaite ! Et je rappelle la consigne de Kateb dans la préface de l’œuvre intitulée « Les enfants de la Kahina » : « […] Il faut lire et faire lire ce livre, pour qu’il y en ait d’autres (Kahina), et pour que d’autres élèvent la voix. À l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre. »
En tout cas, au département de français de l’université Alger 2, dans le cadre de mon séminaire « les écrits de femmes algériennes », Yamina Mechakra revit à travers les lectures de mes étudiants aux côtés de Fadhma Ait Mansour Amrouche, Djamila Debèche, Assia Djebar, etc. Sa voix est toujours présente pour que nul n’oublie que des femmes et des hommes ont combattu, ont donné leur vie pour la liberté de chaque Algérien et, surtout, ont écrit de beaux textes qui se confondent de façon magistrale avec la belle histoire qui s’écrit et se réécrit pour le bonheur de la lecture et de la réflexion.
Nawel Krim est docteur en littérature comparée de l’Université́ Paris 13 et maître de conférences (A) à l’Université́ Alger 2. Responsable d’une équipe de recherche : travaux en littérature algérienne (modernité́-postmodernité́) et chercheur-associée au CNRS–ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes), elle est également membre du laboratoire Études de pragmatique inférentielle. Elle mène des recherches sur la littérature maghrébine d’expression française en général et sur la littérature algérienne en particulier.