«Les représentations peuvent être un vrai moteur ou un vrai frein aux pratiques linguistiques » (Bruno MAURER, didacticien)
Dans cet entretien accordé à Algérie Cultures, Burno Maurer, Professeur en didactique du français langue étrangère à l’université de Lausanne, s’est résolu à corriger, dit-il, « un possible malentendu chez mes lecteurs » quant à plusieurs concepts à l’instar du plurilinguisme. « Ce qui est à la base de ma critique de chercheur en didactique des langues et aussi de formateur d’enseignants de français langue étrangère, c’est d’abord le fait qu’à force d’être mis à toutes les sauces, le concept de plurilinguisme finit par être vidé de son contenu réel », estime-t-il.
Vous avez écrit un ouvrage dont l’intitulé est Enseignement des langues et construction européenne. Le plurilinguisme, une idéologie dominante publié en 2011, dans lequel vous portez un regard critique sur la politique linguistique promue par le Cadre européen commun de référence (CECR) et l’idéologie se déguisant derrière le projet du plurilinguisme. Notons que le concept de plurilinguisme, par définition, se veut une construction fluide d’un répertoire linguistique malléable et souple se conjuguant en fonction des situations langagières. Vous-pouvez illustrer votre position critique envers la promotion effervescente du plurilinguisme scolaire par le CECR ?
Cet entretien est l’occasion de corriger un possible malentendu chez mes lecteurs. En effet, certains peuvent penser que je suis un fervent partisan du monolinguisme, et même si toute mon action de chercheur et de formateurs d’enseignants a été développée contre cela, on a parfois pu me ranger parmi les « opposants », je le mets entre guillemets, au plurilinguisme. C’est tout à fait absurde. Il n’y a pas à être pour ou contre le plurilinguisme, celui-ci est un état de fait extrêmement répandu, extrêmement fréquent, aussi bien chez les individus qu’à un niveau sociétal, désigné par le concept de multilinguisme que le Conseil de l’Europe a, depuis le CECR, proposé de réserver pour cette dimension. Beaucoup d’individus sont plurilingues, et on peut même considérer qu’il s’agit de la grande majorité qui, sur la planète, peut se servir à différents degrés de plusieurs langues.
Il ne s’agit pas donc du tout de critiquer la notion de plurilinguisme, qui est une réalité, et qui est sans doute un objectif de développement humain tout à fait important.
Ce qui est à la base de ma critique de chercheur en didactique des langues et aussi de formateur d’enseignants de français langue étrangère, c’est d’abord le fait qu’à force d’être mis à toutes les sauces, le concept de plurilinguisme finit par être vidé de son contenu réel : cela est dû à une définition trop minimaliste que l’on trouve développée depuis le CECR par des travaux qui s’en réclament. Au départ, dans le CECR, il y a l’idée très intéressante qu’il faut en terminer avec l’objectif de parler une langue étrangère comme un natif, ce qui n’est pas un objectif forcément souhaitable quand on se lance dans l’aventure d’un apprentissage et ce qui peut se révéler très inhibant. Il y a aussi l’apparition du concept de répertoire plurilingue, qui met en valeur le fait que le sujet parlant dispose d’un ensemble de ressources langagières et linguistiques dont il peut user à son gré selon les circonstances. Tout cela est très positif. En revanche, quand on voit que dans certains travaux, il suffit de connaître vaguement un ou deux mots dans une langue étrangère pour que l’on parle de « plurilinguisme », je me demande quelle est la force opératoire de ce concept, s’il est pris dans une acception aussi minimaliste. On voit des travaux qui disent que même les personnes qui se pensent monolingues sont en fait des plurilingues qui s’ignorent et que la pratique de variations dialectales à l’intérieur d’une même langue suffirait pour que l’on puisse parler de « plurilinguisme ». Mais alors, si la notion est si universelle, elle finit par perdre son pouvoir opératoire, par se vider de son intérêt et c’est un peu contre cette perte de sens, finalement, que je peux parfois tenir des discours critiques. « Trop de plurilinguisme tue le plurilinguisme », pourrais-je dire !
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Ce contre quoi j’ai aussi pu m’élever, dans ce livre de 2011, c’est contre tout un ensemble de discours d’un optimisme béat qui l’entoure, avec une assimilation plus ou moins explicite au « Bien », alors que le monolinguisme serait du côté du « Mal »…On est en plein dans une élaboration idéologique dont il faut être conscient. J’y vois comme le retour, chez les Francophones du moins, d’une mauvaise conscience liée à la politique centralisatrice de la France qui s’est indéniablement construite au détriment de la diversité des langues de France… Dans un siècle où la mode est à la repentance, on se plait à se battre la coulpe comme pour expier les péchés du passé et l’on va répétant que la recherche du monolinguisme est une sorte de quête de pureté perdue – l’avant Babel en quelque sorte dans l’inconscient collectif – au nom de laquelle des linguicides ont été commis : je caricature un peu, mais à peine. À partir de ce plan historique et social constitué de peu de considération pour les idiomes non dominants (mais la France est loin d’être la seule dans ce cas : les États-Unis d’Amérique n’ont pas été plus amènes avec les langues des peuples premiers de même que les colonisateurs portugais et espagnol), on glisse, et sans vraiment thématiser ce passage, au plan individuel : la promotion d’une langue contre les autres s’étant faite au détriment de ces dernières, c’est l’individu monolingue qui serait quelqu’un de fermé… par opposition au sujet plurilingue, lequel serait plus ouvert d’esprit, « naturellement » tolérant de par le caractère pluriel de son identité linguistique, etc. Hélas, les choses ne sont pas si simples : on peut très bien, et l’Histoire le montre, apprendre la langue de l’Autre pour mieux le dominer, et les tragédies anciennes et contemporaines sont hélas pleines de crimes commis par des personnes plurilingues. Il faut donc je pense en finir avec les discours idéologiques, les prétendues supériorités des uns sur les autres et, si on décide qu’il est mieux que les citoyens du XXIe siècle connaissent plusieurs langues, se donner les moyens de les enseigner correctement au plus grand nombre.
Ceci m’amène à la dernière partie de la question, qui parle de « promotion effervescente du plurilinguisme » et je trouve cette expression assez bien choisie car le mot « promotion » appartient au domaine du marketing et je pense en effet que l’on est le plus souvent dans des effets d’annonce, des discours « promotionnels »… Bien plus que dans des stratégies posant les conditions de réels progrès, bien plus que dans des cadres d’enseignement des langues résolument plurilingues. Ainsi, les dispositifs tout à fait louables et intéressants qui relèvent de l’éveil aux langues et qui sont considérés comme des moyens de développer le plurilinguisme des élèves, ne permettent selon moi que de sensibiliser au multilinguisme des sociétés, pas de développer le plurilinguisme réel des élèves, du moins pas au-delà d’un certain seuil, extrêmement basique : quelques idées sur les langues, quelques mots ou expressions dans des langues étrangères ou régionales.
Mais ce que l’on peut remarquer, c’est qu’une fois les activités d’éveil aux langues mises en place, quand elles le sont, les langues étrangères, secondes ou régionales continuent massivement à être enseignées de manière séparée, sans que s’opèrent de liens entre elles, sans que les compétences que le sujet a développées dans sa L1 ne soient mises à profit pour apprendre la L2, sans que les stratégies utilisées pour apprendre la L2 ne soient consciemment exploitées pour apprendre une L3, sans que l’ensemble des compétences développées en L1 et L2 ne constitue un socle décrit et exploitable pour aller vers l’apprentissage conscient de nouvelles langues. La didactique auto-baptisée « didactique du plurilinguisme » n’a pas à ce jour pensé avec précision en quoi pourrait consister cet enseignement/apprentissage intégré des différentes langues par un sujet apprenant. En fait, on a mis au jour avec le CECR la notion de répertoire plurilingue des sujets mais on n’en a pas tiré les conséquences au plan didactique, pour ce qui est des enseignements scolaires des langues. Pour moi, ce déficit n’est pas si surprenant : le projet européen des langues est plus du côté d’une « éducation aux langues » que de son enseignement, lequel pourrait bien relever de plus en plus de projets personnels de formation, dans une logique libérale qui fait de chaque individu un promoteur de sa personne. Je faisais ce constat en 2011 et il ne me semble pas avoir été démenti depuis par le développement des travaux produits dans la mouvance du Conseil de l’Europe et à la suite du CECR. De ce point de vue, la publication du Volume compagnon du CECR en 2018 est particulièrement « décevante », si tant est qu’on ait pu avoir encore des attentes de ce côté-là. Mon dernier ouvrage, écrit avec Christian Puren en 2019, CECR : par ici la sortie ! fait le constat que, 17 ans après la publication du CECR, les propositions didactiques, quand il y en a car elles sont rares, continuent à relever de logiques d’enseignements cloisonnés des différentes langues à enseigner/apprendre. Pour Puren et moi, s’il en est ainsi, c’est que la préoccupation première des auteurs n’est pas l’enseignement/apprentissage, mais la question de la certification des niveaux, et que celle-ci s’accommode fort mal des considérations plurilingues : il s’agit de tester, certifier, les compétences dans chaque langue séparément pour répondre aux exigences du marché…
C’est précisément pour répondre à ce déficit didactique, pour relever en quelque sorte le défi d’une didactique des langues résolument plurielle (expression que je préfère à « didactique du plurilinguisme », que je peine à comprendre car il me semble qu’on n’enseigne pas le plurilinguisme, et que celui-ci est plus un objectif visé qu’un objet enseignable) que nous avons développé les bases théoriques de la MPI – la méthodologie plurilingue intégrée – dans notre dernier ouvrage CECR : par ici la sortie !… et donné des exemples concrets d’une didactique résolument plurilingue, aussi bien dans le cas de langues voisines (anglais et français) que très éloignées (langues du Mali et français, malagasy et français). L’ouvrage est téléchargeable intégralement et gratuitement par parties sur le site de l’éditeur https://eac.ac/books/9782813003522.
Ainsi, pour conclure, vous voyez que je suis loin d’être un pourfendeur du plurilinguisme scolaire : je veux au contraire contribuer à lui donner corps, au-delà des discours idéologiques et des incantations stériles…
Vous avez écrit de nombreux articles et préfacé plusieurs numéros de revues, tels que Cahiers de praxématique, Circula. Revue d’idéologies linguistiques dans lesquels vous inscrivez le concept de « représentations » dans un champ interdisciplinaire psycho-socio-linguistique. Comment définissez-vous le concept des représentations? Quelle est la différence entre représentations et stéréotypes ?
C’est une dimension que j’étudie beaucoup effectivement depuis ma thèse de doctorat qui portait sur les pratiques et représentations du français en République de Djibouti, l’un des terrains où j’ai le plus travaillé et produit de ressources pour l’enseignement. Pendant ma thèse, j’avais été pas mal influencé par le très bon livre de Gabriel Manessy et Paul Wald, Le français en Afrique noire tel qu’on le parle, tel qu’on le dit. On trouvait dans ce titre déjà les deux dimensions importantes, celle des pratiques d’abord, puis celle des représentations. Ce concept de représentation, j’en ai largement hérité mais j’ai, pour réaliser mes enquêtes, dû le travailler un peu plus, clarifier pour moi, et peut-être pour d’autres qui me lisent, les différentes dimensions qui le composent, notamment quand on veut travailler sur les représentations des langues.
D’abord, dans la lignée de Manessy et Wald, j’oppose traditionnellement représentations à pratiques quand je fais des enquêtes en sociolinguistique. Dans mon ouvrage de 2016 consacré aux méthodes d’enquête sur les différentes dimensions des réalités dites francophones, Mesurer la francophonie et identifier les francophones. Inventaire critique des sources et des méthodes, https://eac.ac/books/9782813001702, j’ai du reste consacré des sous-parties spécifiques à chacune de ces deux dimensions.
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Dès ma thèse, et en repartant des travaux fondateurs de William Labov sur les dimensions représentationnelles des changements linguistiques, j’ai eu l’intuition que les représentations étaient les parties immergées de l’iceberg des pratiques, des éléments à caractère explicatif, parfois visibles dans des discours épilinguistiques spontanés, parfois à faire émerger par des entretiens. C’est par des analyses de discours que j’ai mené ces études dans ma thèse, en recourant à la théorie du signe développée à Montpellier par la praxématique de Robert Lafont, qui accorde en fait une grande place, dans ce qui s’appelle les réglages de sens du praxème, à l’interaction et aux images de soi et de l’autre que l’on a et qui trouvent à s’inscrire en discours dans les signes (« praxèmes ») que l’on actualise.
C’est à cette époque que j’ai commencé à faire la distinction entre deux acceptions du terme représentation : la représentation comme opération discursive, production d’un discours qui passe par l’Autre car toujours dialogique, et la représentation comme produit, ensemble d’images. La première est toujours dynamique, constamment rejouée lors des différentes mises en discours relatives à un même objet, elle est relative à chaque sujet parlant ; la deuxième est le résultat en quelque sorte sédimenté de cet ensemble social de discours sur un objet, quelque chose de plus réifié, de plus collectif aussi car ces représentations sont sociales, largement partagées… Si l’on veut parler des stéréotypes, comme vous m’y invitez, ils sont à placer de ce côté-là du phénomène communément appelé « représentation » et ils sont des formes toutes prêtes à l’emploi, des images solidifiées par de multiples mises en discours, des formes de prêt-à-penser, de prêt-à-communiquer déjà disponibles et objet d’un grand consensus, à tel point qu’on n’a plus besoin de les élaborer chaque fois que l’on parle et que l’on peut les utiliser comme des évidences non questionnables : ainsi d’images comme « le français est une langue romantique », ce qui soit dit en passant ne veut pas dire grand-chose…
Parmi les représentations considérées comme des produits, on a des éléments qui sont des images, des valeurs attachées aux langues, des attributs positifs ou négatifs, des croyances plus ou moins fondées : c’est là qu’elles rejoignent les stéréotypes, des images très stables qui sont le résultat d’interactions discursives multiples et anciennes et qui sont l’objet d’un large consensus social, ce qui n’est pas le cas de toutes les images attachées à une réalité sociale, une langue par exemple.
Et cette idée que toutes les images qui composent une représentation sociale n’ont pas la même importance et également qu’elles ne sont pas l’objet d’un consensus d’égale importance dans un groupe social, on la retrouve dans le courant de psychologie sociale d’inspiration structuraliste qui a été développé principalement à l’Université d Aix-Marseille par des chercheurs comme Abric, Flamant, Moliner, Guimelli, une approche pour laquelle les différentes images composant une représentation sont organisées en une structure. Les éléments auxquels un groupe social est le plus attaché seront dits centraux, feront partie du noyau et seront d’une grande stabilité, les autres étant plus fluctuants seront dits périphérique. J’ai passé une dizaine d’années à lire leurs travaux pour trouver un moyen de déterminer les éléments centraux, j’ai testé plusieurs de leurs méthodes comme l’induction par scenario ambigu, sans être satisfait des résultats. La rencontre avec un collègue qui avait fait sa thèse en psychologie sociale, Alain Domergue, a été déterminante dans la définition d’une approche nouvelle, que j’ai ensuite finalisée avec l’apport d’un collègue mathématicien Pierre-Antoine Desrousseaux, et d’un étudiant en informatique, Nicolas Serra. Ce travail à trois a donné naissance à un logiciel en ligne gratuit qui concrétise l’arrière-plan théorique et permet de traiter très facilement les résultats d’enquêtes conçus selon la méthode dite Méthode d’analyse combinée (MAC) des représentations sociales des langues. Elle est opérationnelle et permet une articulation des plans quantitatif et qualitatif qui me donne aujourd’hui satisfaction et qui est utilisée par des dizaines de chercheurs inscrits sur le site… un site plurilingue offert en 7 langues à l’adresse http://linguiste.iutbeziers.fr/. On y trouve la couverture du livre qui développe la théorie et la méthodologie, essentielle pour celles et ceux qui veulent se lancer dans ce type d’étude !
Mais attention, cette méthode ne permet pas d’étudier la totalité des phénomènes représentationnels. En effet, il faut introduire parmi eux une distinction essentielle, entre d’une part des représentations qui renvoient à des éléments composant un système de valeurs dans lequel est prise la langue, et d’autre part des représentations qui concernent les usages faits de cette langue. Dans le premier ensemble, je rangerai ces images que sont « langue du pouvoir, du cœur, de travail, de modernité, de tradition, des anciens, des jeunes, du commerce, de la science, etc. » et de l’autre les déclarations d’usages concernant cette langue (une langue que je parle toujours avec mes enfants, une langue que j’utilise dans les lieux publics) et qui sont ce que les gens pensent ou disent faire avec cette langue : j’appelle ce deuxième ensemble des « représentations de pratiques ». La MAC permet d’approcher le premier ensemble, mais pas le second qu’il faut étudier soit qualitativement par des entretiens, soit quantitativement par des questionnaires plus classiques (avec traitement par pourcentage de réponses) nécessitant alors de gros échantillons statistiques pour prétendre à une représentativité, ce qui n’est pas le cas pour la MAC.
Pour résumer, dans les usages que je fais communément, une première séparation existe entre représentations des langues et pratiques linguistiques. Puis entre représentations proprement dites (les valeurs associées aux langues, celles qui en expliquent les pratiques) et représentations de pratiques (comment les gens pensent se servir de ces langues). Et encore, dans ce dernier ensemble, on peut distinguer les représentations de pratiques effectives et les représentations de pratiques souhaitaient (comment les gens aimeraient pouvoir utiliser ces langues).
Pensez-vous que les représentations agissent sur les pratiques linguistiques en classe ? Comment ?
Oui, bien entendu, il y a une réelle influence… Et c’est ce lien précisément qui explique mon double profil scientifique, que je revendique, celui d’être à la fois sociolinguiste et didacticien. C’est ce que nous percevons des langues qui nous fait les désirer ou pas. N’oublions pas que l’apprentissage des langues n’est pas qu’une affaire technique, c’est aussi, et peut-être avant tout, une histoire de désir de langue ! Tout apprentissage repose sur l’envie d’apprendre mais en matière de langues, c’est peut-être encore plus vrai car cette langue qu’on va apprendre, elle peut parfois nous transformer profondément. Ce n’est pas toujours le cas mais on ne le sait pas quand on commence cette aventure et on peut en avoir peur parfois.
La première fois que ce lien m’est apparu de manière aussi forte, ce n’était pas pour l’apprentissage d’une langue étrangère mais pour celui de l’oral en français langue première. J’étais alors, dans les années 1997-2000, formateur d’enseignants de français langue première à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Montpellier, sur le site de Nîmes et j’avais mis mes recherches sur le français en Afrique entre parenthèses pour me consacrer aux besoins de mes publics d’alors. Comment développer les compétences orales en français de jeunes francophones natifs ? Le besoin m’apparaissait réel, car tout le monde n’a pas à la maison un environnement favorable à ce développement ni les modèles disponibles. Et je trouvais que l’école ne s’y intéressait guère, au-delà des traditionnels exposés ou des moins traditionnels débats, et qu’on délaissait beaucoup l’enseignement des conduites orales du quotidien, celles sur lesquelles on est pourtant socialement catégorisé dès que l’on ouvre la bouche, et de manière hélas définitive ! Pas le droit à l’erreur ! Mais je me suis confronté à la principale difficulté pour changer les pratiques et elle était de l’ordre des représentations : si les élèves acceptent qu’on intervienne sur leur façon d’écrire, c’est qu’ils savent confusément que c’est le rôle de l’école. On leur dit : « À l’école tu vas apprendre à lire et à écrire ». On ne leur dit jamais « Tu vas apprendre à parler ». Et si l’école veut s’en mêler, il faut d’abord qu’elle convainque l’élève de sa légitimité à le faire… et ce n’est pas une mince affaire : « Touche pas à mon oral ! ». On est là dans des questions de représentations.
Il y a des représentations liées aux façons de parler les langues, bien sûr : telle façon d’exprimer une chose va être associée à une manière « bourgeoise » de parler ou bien « populaire ». Mais il y a aussi ensuite le lien qui va être fait entre cette représentation et la représentation que l’on a de soi, de sa propre identité, et cela va beaucoup compter. Adopter de nouvelles manières de pratiquer sa langue peut être ressenti comme opérer un changement d’identité et cela peut être vu comme une trahison des siens, du groupe auquel on appartient, d’où des résistances qui peuvent être considérables. Et donc au départ, il faut essayer de déconstruire ces idées de « trahison », de perte d’identité. Pour ma part, je l’ai fait en prenant un angle qui est celui de l’intérêt de la personne elle-même. Quand tu es avec les tiens, dans ton groupe, tu peux parler le langage partagé, le « vernaculaire » aurait dit Labov. Mais si tu veux sortir de cette communication de connivence, tu as peut-être intérêt, pour toi-même, à connaître d’autres usages et à les mettre dans ton… répertoire pour revenir à la première question qui m’était posée. Cela ne t’empêche pas de revenir à d’autres usages ensuite, mais cela te donne de nouvelles armes en société. Car le langage est une arme, ceux qui ont le pouvoir le savent bien mais trop de gens qui sont dominés n’en ont pas une claire conscience. Ce sont les résultats de ces recherches que j’ai publiés dans Une didactique de l’oral du primaire au lycée, chez Bertrand-Lacoste au début des années 2000, avec une problématique, liée aux usages conflictuels du langage ordinaire, qui est toujours d’actualité.
Alors oui, les représentations peuvent être un vrai moteur ou un vrai frein aux pratiques linguistiques en classe. Et c’est une évidence que de dire que si on a une image positive d’une langue étrangère, on aura envie de l’apprendre. Envie et plaisir. À l’inverse, des représentations négatives peuvent constituer un vrai frein. C’est ce qui est traité dans le numéro 78 de la revue en ligne Travaux de didactique du FLE, prévu pour juin 2021, et dont le titre est la résistance à l’apprentissage des langues, coordonné par Maria Popica et Philippe Gagné (https://revue-tdfle.fr/appels-a-communication).
Et il faut prendre en compte une autre dimension, complémentaire, celle de la représentation de l’apprentissage de la langue, qui en soit va également constituer un moteur ou un frein important : telle langue est réputée facile à apprendre et cela va favoriser les attitudes positives, quelle que soit la véracité de l’affirmation ; telle autre est connue pour être difficile à apprendre et les enseignants devront redoubler d’efforts pour convaincre les apprenants du contraire. La partie sera plus difficile ! Pour la gagner, il faudra développer une didactique adaptée, performante, basée sur la mise en confiance des apprenants. On retrouve les liens entre représentations et enseignement !
La catégorisation des langues dans des situations dites plurilingues ou polyglossiques est associée à l’imaginaire linguistique collectif. En ce sens, il est à bien noter que la majeure partie de vos travaux sont menés en Afrique du sud du Sahara, où il y a une hiérarchisation si importante des langues, citons l’exemple parlant de Mali où le français est une langue officielle sans être la langue de tous les locuteurs, tandis que le bambara est parlé essentiellement dans les régions de Ségou et Koulikoro, le peul dans la région de Mopti, le songhay dans la région de Tombouctou et le soninké dans la région de Kayes ou ce que nous observons également par exemple à Yaoundé au Cameroun ou à Abidjan en Côte d’Ivoire.
Comment les locuteurs conçoivent les langues ? Et en fonction de quels critères ils optent pour telle ou telle langue ?
La question est trop générale et les situations trop variées pour que je me risque à donner des réponses précises qui nécessiteraient des travaux assez fins au plan sociolinguistique. Mais si l’on peut en rester au plan des généralités et c’est je pense ce que vous attendez, je dirai que les habitants de ces régions du monde vivent très souvent des situations plurilingues, ceci étant d’autant plus vrai que l’on va vivre en ville et/ou que l’on ne va pas être sédentaire. Je dis cela car il ne faut pas non plus imaginer que tous les subsahariens sont plurilingues même si beaucoup le sont effectivement : un paysan du Mandé, région proche de Bamako, peut très bien passer toute sa vie en ne parlant que le mandinka, dans un degré de proximité très grand avec le bamanankan qui en est une forme moderne urbanisée servant de véhiculaire dans une grande partie du pays. Et il en va de même pour des habitants d’autres communautés linguistiques, des ruraux qui passent leur vie au village et n’ont pas d’échanges en dehors de cette communauté.
Cette précision étant faite, beaucoup d’Africains sont effectivement plurilingues et, s’ils doivent opter à l’occasion pour telle ou telle langue, c’est en fonction de raisonnement très pragmatiques, liés à leur intérêt propre ou à celui des leurs. Le plurilinguisme est leur réalité et ils en jouent sans même s’en apercevoir la plupart du temps.
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C’est quand ils sont amenés à devoir faire des choix plus draconiens que l’on va voir émerger cette idée que la langue est un capital (idée bien entendu pas formulée en ces termes) et qu’il faut réaliser les meilleurs placements. J’illustre cela avec le cas du choix des langues d’enseignement dans le système scolaire. Contrairement à ce qui s’est passé en Algérie avec l’arabisation, les systèmes éducatifs subsahariens ont massivement continué jusqu’à aujourd’hui à fonctionner en langue française, une langue d’origine étrangère, héritée, et de moins en moins pratiquée aux quotidiens par ceux qui entrent à l’école. Cette distance entre le français, peu transmis à la maison en dehors de quelques cas (dans de grandes villes et pour certaines classes sociales), et les élèves est la plupart du temps telle que quelques pays se sont lancés dans l’expérimentation de systèmes éducatifs multilingues dans lesquels les langues africaines jouent le rôle de langue de scolarisation durant les premières années de l’apprentissage, avant de laisser la place au français, après un nombre d’années variable. Ces systèmes sont donc multilingues et se pose la question du choix des langues dans lesquelles les parents verront l’éducation dispensée à leurs enfants.
Commençons par remarquer que massivement, les parents ne sont pas favorables à cette évolution, pourtant recommandée par la plupart des acteurs internationaux et par un consensus scientifique sur l’importance de la scolarisation dans la langue première. S’ils ne le sont pas, c’est parce qu’ils sont bien conscients que le français continue de jouer un rôle important dans l’accès à l’emploi dans le secteur formel et qu’ils ne souhaitent pas priver leurs enfants de cette opportunité. C’est aussi parce qu’ils ont mal compris que le but final n’est pas d’éradiquer la langue française, qui sera donnée à leurs enfants plus tard et, espérons-le, dans de meilleures conditions, avec une plus grande efficacité. On voit là très bien que les parents font un choix de langue en faveur du français qui repose in fine sur l’intérêt, bien ou mal compris, de leurs enfants. C’est un peu le même choix qui est fait quand on leur demande de choisir une langue africaine. Il n’est pas évident partout et toujours que les parents demanderont à ce que leurs enfants soient enseignés dans leur langue première : ils pourront opter pour une autre langue africaine, plus répandue, au meilleur coefficient de véhicularité, et donc vue comme pouvant être plus utile à leurs enfants plus tard. Les principaux critères de choix sont donc économiques et politiques au sens large du terme, avant d’être identitaires. Peu de personnes ont en réalité à cœur de préserver leur langue en premier : on peut le regretter, mais on ne peut pas se mettre à la place des gens et leur demander de protéger leur langue à tout prix parce que celle-ci fait partie du patrimoine immatériel de l’humanité. Les gens ont des préoccupations beaucoup plus immédiates et terre à terre.
Pour créer une homologie entre le plurilinguisme sociétal et le multilinguisme scolaire, il faut travailler à une évolution des représentations des langues. Quelles sont les pistes que vous proposez pour qu’on puisse y arriver ?
Je pense que la première des choses à faire et de réaliser réellement ce plurilinguisme sociétal dont vous parlez. En fait, il s’agit très souvent d’un plurilinguisme par défaut, d’un plurilinguisme dont on ne sait que faire et dont on voudrait au fond se débarrasser. Tant qu’il en est ainsi, le plurilinguisme est en quelque sorte vu comme un pis-aller, comme une réalité subie plus que voulue, et il sera difficile de réaliser un plurilinguisme scolaire. Je pense ici aux sociétés dans lesquelles plusieurs langues cohabitent, ce qui est le cas du pays du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne, et de bien d’autres cas. Si les langues actuellement minorées ont un jour une reconnaissance sociale et un accès à des fonctions qui sont aujourd’hui assurées seulement par la ou les langues dominantes, il sera alors plus facile de faire évoluer positivement les représentations des langues actuellement en situation de minoration et, partant, de réaliser un véritable multilinguisme scolaire articulant les différentes langues nationales en usage avec les langues étrangères et seconde choisies comme outils de développement pour les citoyens.
Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida2, Algérie.