« Mon roman interroge la folie libératrice » (Lynda Chouiten)
Dans cette interview, Lynda Chouiten, lauréate du Grand Prix Assia Djebar 2019, nous parle de son dernier roman, Une valse, et nous explique son recours à la figure du fou, « figure subversive », pour parler de la condition féminine. Elle nous parle également de ses goûts littéraires et de sa conception de l’écriture.
Dans votre roman Une valse, le personnage principal, Chahira, est psychotique. Pourquoi avoir fait ce choix ?
J’ai voulu raconter l’histoire d’une femme dont la vie n’a pas été rose et à qui s’offre pour la première fois l’occasion de visiter un monde différent de celui où elle a toujours vécu. En plus de l’environnement hostile et des ambitions déçues (les études arrêtées prématurément, malgré un parcours brillant), il m’a semblé intéressant d’ajouter la souffrance et la lutte intérieures qu’engendre la différence. J’ai décidé d’opter pour une espèce de folie plutôt que pour un handicap physique parce qu’il m’a semblé que cela me donnait plus liberté : on peut mettre un peu ce qu’on veut dans la tête d’un fou (ou d’une folle). J’en ai profité pour créer une espèce de miroir grossissant des désirs, des peurs et des angoisses que connaissent des millions de femmes et dénoncer ainsi la condition féminine, non seulement en Algérie mais aussi à travers le monde. En ce sens, on peut dire que le désordre mental de Chahira est une conséquence de son vécu oppressant et peu épanouissant. Cependant, la folie est aussi libératrice : le fou est celui qui diffère des autres, refuse de se plier aux normes établies et dit tout haut ce qui ne va pas autour de lui et que d’autres n’osent pas dire. D’ailleurs, il n’y a pas si longtemps, les femmes qui affichaient trop de colère – ou de caractère – tout simplement étaient diagnostiquées comme folles. C’était le cas dans l’Europe du dix-neuvième siècle, par exemple. Le fou est donc une figure subversive, qui dérange parce qu’il refuse de se conformer, de rentrer dans le moule ; et c’est justement le cas de Chahira qui, bien avant sa « folie », refusait de faire comme les autres. D’ailleurs, la figure du fou diseur de vérités – du fou-sage – est un vieux procédé en littérature. Je m’en sers dans Une valse.
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En quoi le personnage de Chahira ressemble-t-il à la femme algérienne ?
Chahira est une femme étouffée, privée de rêves et d’ambitions par un environnement patriarcal régi par des conventions strictes et la peur du qu’on dira-t-on. C’est une femme dont l’horizon est sombre et limité et qu’on a élevée dans la peur et la culpabilité, deux sentiments qu’elle intériorise tant et si bien qu’ils la hantent même quand elle essaie de s’affranchir ; même sous d’autre cieux. Je crois que beaucoup de femmes vivent cette situation en Algérie et même ailleurs. Une femme en quête de liberté ou à l’écoute de ses ambitions est souvent vilipendée. On dit d’elle qu’elle est égoïste ; que c’est une mauvaise épouse (ou mère) ; qu’elle manque de féminité ; que sais-je encore. Et souvent, elle se laisse influencer et choisit de se conformer au code qu’on lui impose. C’est là où Chahira se distingue : elle s’insurge et se bat, même si le processus d’affranchissement n’est pas facile.
On remarque ses dernières années que les personnages féminins dans la littérature et le cinéma arrivent à leurs fins malgré d’énormes difficultés, pourquoi ? S’agit-il d’une récompense de la nature ou le fruit de leurs efforts, ou peut-être qu’elles doivent simplement réussir pour s’imposer dans leurs sociétés ?
Je suppose que les personnages féminins ne connaissent pas tous la même fin. Dans mon roman, la fin est ouverte, même si elle laisse entrevoir un dénouement heureux. Mais ce qu’on retrouve dans plusieurs romans, c’est les interdits, les privations et les manipulations de la société patriarcale. Les femmes qui les subissent s’évadent par le rêve, la lutte – ou la folie ; Chahira se sert un peu des trois. C’est ce qui compte, au fond : le rêve et la lutte, quelle qu’en soit l’issue. Mes personnages de femmes sont pour la plupart des femmes brillantes et/ou ambitieuses et qui sortent des sentiers battus, malgré les embûches auxquelles elles doivent faire face. C’est le cas de Louisa et de Fouzia, dans Le Roman des Pôv’Cheveux et, bien sûr, de Chahira. Car au final, c’est un peu cela, la vie : une longue lutte dans l’issue est incertaine. Et ce n’est pas vrai que pour les femmes, bien sûr.
Lauréate du grand prix Assia Djebar, qu’est ce que cela vous fait !
Je suis très ravie de cette distinction, car s’il est vrai qu’un écrivain n’écrit pas pour obtenir des prix, la reconnaissance de ses pairs fait autant plaisir que celle des lecteurs ; et c’est justement d’hommes et de femmes de lettres et de connaisseurs en littérature que le jury de ce prix est composé. Et puis surtout, comment ne pas être fière et heureuse de voir son nom associé à celui d’Assia Djebar, cette femme aux multiples talents qui fut une excellente ambassadrice pour la littérature algérienne ?
Nous avons toujours une ou des œuvres qui nous marquent à jamais, parlez-nous des vôtres ?
Il y en a plusieurs. Je peux citer, entre autres, Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce et Anna Karénine de Tolstoï. Il y a aussi les romans de Thomas Hardy avec leurs héroïnes sombres et atypiques. Enfin, dans un tout autre style, il y a les écrits de Mark Twain, marqués par l’imagination et un humour caustique.
Qu’est-ce que la littérature pour Lynda Chouiten l’écrivaine et non l’universitaire ?
Un monde fait de mots et d’images qui suscite l’étonnement, l’émotion et la réflexion. Voilà trois mots clés qui, pour moi, définissent la littérature et l’art en général – en plus du Beau, bien sûr. Qu’elle remplisse une fonction cathartique, sociale, politique ou autre, ces éléments-là doivent en faire partie : elle doit faire appel à notre sens esthétique et nous étonner afin de mieux nous faire réfléchir. Mais l’émotion aussi doit être présente, sans quoi la littérature ne serait qu’un exposé froid.