« Parler de "discours", c’est activer un ensemble ouvert d’idées-forces » (Dominique MAINGUENEAU, linguiste)
Dominique MAINGUENEAU est Professeur de linguistique à l’UFR de langue française de l’Université Paris-Sorbonne. Il est rattaché à l’équipe STIH (Sens, Texte, Informatique, Histoire). Ses travaux, connus dans le monde et traduits en plusieurs langues, portent essentiellement sur la linguistique française et l’analyse du discours.
Pris dans son acception la plus large et parfois même confondu avec « texte » et « énoncé », le terme « discours » a fortement marqué vos travaux de recherche et vos ouvrages, entre autres Les termes clés de l’analyse du discours (1996), Dictionnaire d’analyse du discours (en coll. avec Patrick Charaudeau, 2002), Initiation aux méthodes d’analyse du discours (1976), etc. Vous pouvez nous cerner le champ définitoire du terme discours ?
C’et une question embarrassante, et ce n’est pas sans raison que tous les ouvrages d’introduction insistent sur la polysémie de cette notion de discours.
En linguistique, « discours » entre dans deux oppositions majeures : entre discours et phrase, entre discours et langue. Si on oppose discours et phrase, le discoursest considéré comme une unité linguistique constituée d’un enchaînement de phrases. Quant à l’opposition entre discours et langue, elle distingue la langue conçue comme système et son usage en contexte.
À partir des années 1960, ces deux acceptions de « discours » ont interagi avec un certain nombre d’idées issues de courants théoriques qui traversent l’ensemble des sciences humaines et sociales, si bien que lorsqu’on parle aujourd’hui de « discours », on active de manière diffuse un ensemble ouvert d’idées-forces : le discours est une forme d’action, foncièrement interactif, régi par des normes, pris dans un interdiscours, etc.
Dans ces conditions, il me semble qu’en analyse du discours l’emploi de « discours » joue sur deux niveaux distincts. Il permet de désigner des objets d’analyse (« le discours politique », « le discours des journalistes », etc.) mais aussi de montrer que le chercheur qui l’utilise adopte un certain point de vue sur ces objets. Dire par exemple que tel corpus est du discours, c’est aussi montrer par là qu’on les considère comme du discours, en mobilisant certaines idées-forces. Cela signifie en particulier qu’on ne va pas seulement analyser des contenus, une organisation textuelle ou des procédés stylistiques, mais qu’on va rapporter ce corpus à des dispositifs de communication, aux normes d’une activité, aux groupes qui tirent de lui leur légitimité, etc.
Je pense donc qu’il est souhaitable de prendre la mesure des pouvoirs et des limites de cette notion de discours. Il faut éviter l’attitude sceptique qui consiste à renoncer à lui donner la moindre consistance sémantique, mais aussi l’attitude qui revient à la disqualifier totalement sous prétexte qu’elle n’a pas un sens stable et univoque. Il est inévitable que, dans les sciences humaines et sociales, de multiples courants ou disciplines soient cimentés par divers notions qui servent de formules de ralliement, mais dont les chercheurs ne peuvent maîtriser véritablement le signifié.
Le discours s’inscrit dans un champ interdisciplinaire, dans la mesure où il est pris en charge par de nombreuses disciplines : sociolinguistique, ethnographie de la communication, l’ethnométhodologie, la sémiologie, l’analyse conversationnelle, la théorie de l’argumentation… Vous pouvez nous illustrer succinctement l’intérêt spécifique de chacune d’elles par rapport au discours ?
Il existe une multitude de manières d’étudier le discours, mais je suis de ceux qui pensent qu’on peut quand même distinguer quelques grandes disciplines qui structurent le vaste champ de recherche des études de discours. Dans votre question vous en avez d’ailleurs énuméré quelques-unes. Si l’on admet cette perspective, le discours n’est pas considéré comme un donné : il ne peut véritablement devenir objet de connaissance que s’il est pris en charge par telle ou telle discipline, qui se caractérise par un intérêt spécifique. Ces diverses disciplines du discours (sociolinguistique, rhétorique, analyse du discours, analyse de la conversation…) ne sont pas des réalités transhistoriques : de nouvelles disciplines apparaissent, d’autres disparaissent.
Je considère depuis les années 1990 que l’analyse du discours, en tant que discipline à l’intérieur des études de discours, est régie par un intérêt spécifique qui consiste à rapporter la structuration des textes aux lieux sociaux qui les rendent possibles et qu’ils rendent possibles. « Un lieu social » peut être une institution mais aussi un positionnement dans un champ discursif (un parti politique, une doctrine religieuse ou philosophique…). À mon sens, l’objet de l’analyse du discours, ce ne sont donc ni les fonctionnements textuels, ni la situation de communication, mais ce qui les noue à travers un dispositif d’énonciation qui relève à la fois du verbal et de l’institutionnel. Dans cette perspective, un analyste du discours ne peut pas étudier les lieux indépendamment des paroles (réduction sociologique), ni les paroles indépendamment des lieux dont elles sont partie prenante (réduction linguistique).
Les points de vue de diverses disciplines du discours peuvent se compléter à l’intérieur d’une recherche. Si l’on étudie par exemple un débat politique, l’analyste de la conversation ou le spécialiste de rhétorique ne s’intéresseront pas aux mêmes aspects que l’analyste du discours. Le premier s’interrogera sur la négociation des tours de parole, la préservation des faces des participants, les hésitations, les alliances qui se font et se défont au cours de l’interaction, etc. ; le spécialiste d’argumentation centrera son attention sur l’auditoire visé, ses croyances, la nature et le mode d’enchaînement des arguments, l’ethos du locuteur, etc. Quant à l’analyste du discours, il prendra en compte les propriétés du genre de discours lui-même, les rôles socio-discursifs qu’il met en relation (animateur, invité…), les différentes stratégies de légitimation des locuteurs, la manière dont ils ajustent leur positionnement idéologique aux contraintes imposées par le genre et la conjoncture dans laquelle ils parlent, etc. Quant au sociolinguiste, il prêtera une attention particulière aux variétés linguistiques que mobilisent les interlocuteurs, aux niveaux de langue, aux néologismes, etc. Mais, pour mener à bien sa tâche, l’analyste du discours ne peut ignorer les apports des autres disciplines, qu’il va intégrer dans une démarche fondée sur les intérêts spécifiques de sa propre discipline.
Il me paraît difficile d’intégrer, comme vous le faites, la sémiotique parmi les disciplines du discours. À mon avis, elle constitue plutôt un champ de recherche distinct, qui vise à développer une théorie de l’articulation du sens assise sur les fonctionnements cognitifs. Quant à l’ethnographie de la communication, sa consistance est devenue problématique : aujourd’hui sa perspective participe à la fois de la sociolinguistique, de l’anthropologie et de l’analyse du discours.
Le concept d’« ethos » est fondamental dans l’analyse de discours. Dans l’ethos, c’est le locuteur en tant que tel qui est impliqué, le personnage qui parle (scénographie), et non l’individu considéré loin de l’énonciation. Comment vous expliquez le changement des langues dans le discours d’un sujet parlant, par exemple un locuteur francophone adoptant le mot « best-seller » au lieu de chef-d’œuvre ou « fashion » au lieu de la mode, etc. dans une conversation ?
Vous avez raison de lier l’emploi de termes étrangers à la question de l’ethos. Il y a cependant des cas où on a simplement affaire à des emprunts ; dans ce cas, la question de l’ethos ne se pose pas : par exemple si je parle de « match » ou de « football ». C’est quand le mot n’est pas passé dans la langue que l’ethos intervient. Mais on ne peut interpréter ces interférences entre langues qu’en prenant en compte les types et les genres de discours. Dans les articles des sciences dures, il y a une forte tendance à employer des termes anglais parce que beaucoup de concepts ont été définis dans des articles écrits en anglais et que les chercheurs d’une même discipline s’efforcent d’utiliser une terminologie commune en montrant par là qu’ils font partie de la communauté. En revanche, si un cadre d’une entreprise parsème son propos de mots typiques du management anglo-saxon, c’est avant tout pour montrer qu’il est un acteur économique légitime et performant. Ce qu’il cherche avant tout, c’est à être reconnu à l’intérieur d’un certain monde et c’est par rapport à ces destinataires qu’il faut interpréter sa manière de parler. Ainsi, de manière générale, il faut toujours se demander par quels destinataires cherche à être reconnu celui qui introduit dans sa parole des éléments de langues étrangères.
On vous attribue la paternité du terme « aphorisation » qui se définit comme des énoncés détachés des textes et qui fonctionnent comme des énonciateurs autonomes. Pensez-vous que ces énoncés ne trahissent pas quelquefois la pensée de l’auteur du fait qu’ils sont « décontextualisés » ?
Votre question est pertinente, mais elle ne concerne qu’une partie des aphorisations, celles que j’appelle « secondaires », c’est-à-dire les phrases citées. Les aphorisations « primaires » (slogans, proverbes, devises, etc.) n’ont pas à proprement parler d’auteurs. Vous avez tout à fait raison de dire que la pensée de l’auteur est altérée, mais ce n’est pas un accident regrettable : par nature, l’énonciation aphorisante relève d’un régime d’énonciation différent de celui d’un texte relevant d’un genre de discours. L’aphoriseur est un être créé par le détachement de la phrase, laquelle s’adresse à un auditoire universel et non à des destinataires particuliers. Ce qui n’est pas le cas de la phrase insérée dans son contexte originel, dans un texte. Cela dit, au niveau du contenu, il est vrai que la décontextualisation favorise le flottement du sens, surtout quand il s’agit de citations célèbres que chacun s’approprie à sa façon et souvent à l’opposé de ce que la phrase signifiait dans son contexte originel. Pour s’en persuader, il suffit de lire les recueils de citations célèbres qui expliquent dans quelles circonstances telle ou telle phrase a été dite. On peut s’en affliger, mais il faut bien voir que c’est le fonctionnement normal du sens, qui est sans cesse retravaillé pour s’adapter à des circonstances toujours nouvelles. À cet égard, on peut distinguer deux attitudes. Il y a d’une part ceux qui s’efforcent à tout prix de trouver « le » sens d’une phrase en l’inscrivant le plus précisément possible dans les textes d’un auteur ; il y a d’autre part ceux qui utilisent cette phrase pour renforcer leur propre autorité auprès d’un public ; ils font comme si le sens de cette phrase était évident et univoque et ne se préoccupent pas de l’ancrer dans le lieu où elle a été produite.
Entretien réalisé par Youcef BACHA, doctorant en didactique du plurilinguisme/Sociodidactique, Laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes (LDLT), Université Ali Lounici-Blida 2, Algérie.