« Pour Mohammed Dib, l’Algérie est un hologramme transportable » (Abdelaziz Amraoui, professeur de littérature)

Dans cet entretien accordé à Algérie Cultures à l’occasion de la sortie de son livre Mohammed Dib, le Simorgh (Edition Frantz Fanon, Juin, 2020), Abdelaziz Amraoui, Professeur-habilité à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Marrakech, parle des grandes lignes de son travail et met la lumière sur les méandres de l’écriture dibienne.

Qu’est-ce que le « Simorgh » auquel vous identifiez Mohammed Dib ?

La préface de Monsieur Georges A. Bertrand donne des éléments de réponse à cette question. C’est un animal de légende d’origine persane que Farîdal-DînAttâr, dans  MantiqAttayr,Le Langage des oiseaux  a fait connaître. Il ressemble, dans le fond, au Phénix de la mythologie occidentale. Un autre oiseau qui renaît de ses cendres et dont la toile du fond reste un récit initiatique. 

Abstraction faite des origines du mot et de la mythologie qui l’a fait naître ni même de la composition du mot voulant dire 30  oiseaux, cette épopée merveilleuse révèle cette recherche permanente de l’esprit pour son épanouissement et son aboutissement. Au terme de son voyage, qu’il soit physique ou spirituel, Dib a buté contre son image et ses origines comme d’ailleurs le simorgh. La boucle est bouclée. Cet itinéraire a ouvert un champ de possibles qui a aidé l’auteur tout d’abord à s’incarner et s’affirmer en tant qu’écrivain hors pair, puis  à évoluer dans des formes littéraires de plus en plus abouties, pour qu’ensuite il fasse preuve de génie et s’inventer une écriture à part dans le paysage littéraire maghrébin et francophone.

Dib est un Simorgh, il a trouvé son Illumination, sa réincarnation dans ce qu’il a de plus profond en lui : ses origines, celles-là mêmes qui l’ont aidé à déployer son écriture dans toutes les directions comme le Simorgh de la légende persane.

Vous parlez dans votre livre de nostalgie chez Mohammed Dib mais il n’a jamais été question pour lui de retour «  au pays natal ». Vous utilisez les expressions « reterritorialisation «  et « citoyen du monde »…

Je rectifie un élément dans la question avant de répondre. Je crois que le « n’a jamais été question pour lui de retour » est faux. Entre le vœu pieux de retourner et les conditions d’accueil auxquelles on aspire, il y a parfois un abîme. Les Soleils des Indépendances du Maghreb étaient très difficiles pour les intellectuels affranchis des contingences politiciennes très fertiles pendant cette période. S’ensuivra une politique d’arabisation à outrance où Dib sera exclu de facto, lui qui n’a jamais étudié l’arabe. Il y a eu effectivement un retour de Dib en Algérie, mais il n’a pas pu trouver sa place dans cette Algérie qu’il commence à ne plus reconnaître. C’était un retour difficile parce qu’il est revenu seul, laissant sa famille en France. Après, la nostalgie dont a souffert Dib est à l’image de l’homme qu’il était. Retourner, parfois, ne résout pas le problème. On peut être nostalgique d’une terre alors qu’on ne l’a jamais quittée.La nostalgie est ici une façon de vivre ses souvenirs, vivre avec ses souvenirs, les trimbalant, les colportant tel un Sisyphe moderne. L’Algérie, une certaine Algérie, celle de son enfance, de sa jeunesse, lui manquait cruellement. D’ailleurs Tlemcen ou les lieux de l’écriture est une réponse lancinante à cet appel de l’Algérie, un hymne à cette période.

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Les voyages, ponctués de séjours plus ou moins longs, ne sont en aucun cas déterritorialisation par rapport aux origines et à la ville de Tlemcen de tous les commencements ; c’est davantage une reterritorialisation avec une ligne de fuite qui mène indubitablement à une Algérie qui l’habite et qu’il transporte tel un Sisyphe des temps modernes : le climat, la nature, le désert, les plantes. L’Algérie est un hologramme transportable. La nostalgie n’est pas un état pathologique, elle est euphorie…

La femme occupe une place singulière dans l’univers littéraire dibien.  Vous évoquez les trois cas très emblématiques de Mamouchka(L’Infante maure), Faina(Le Sommeil d’Eve) et Lyyl (Comme un bruit d’abeilles)  qui agissent davantage comme des mythes que comme des figures féminines ordinaires. Pourquoi cette tendance à la mythologisation des femmes chez Mohammed Dib ?

Les trois cas sont les trois manifestations de la femme dans l’imaginaire universel : Mamouchka est l’épouse ; Faïna la mère et Lyyl la fille. Trois exemples, trois états. Vous y voyez une mythologisation de la femme, moi par contre, j’y vois une universalisation de la figure féminine via des fonctions et des âges.

Mamouchka est l’incarnation de cette union possible mais difficile entre le Nord et le Sud. Mariée à un homme du sud de la méditerranée et mère d’une fille aux allures d’une Infante maure, elle est en escarpolette entre un passé délicieux et un présent délicat.

Faïna, par contre, est l’incarnation de cette Algérie martyrisée pendant la décennie noire que le pays a connue. Dans l’attente d’un fils qui ne viendra jamais, une folie douce-amère la ravage, effaçant son visage. Elle est méconnaissable telle l’Algérie des années 90 du siècle dernier.

Les enfants dans l’œuvre de Dib ont un étrange pouvoir qui dépasse, et à beaucoup d’égards, leurs âges et leurs expériences vécues. L’enfant dans L’Enfant-Jazz, ou Lyyli Belle dans L’Infante maure ou Lyyl dans Neiges de marbre sont des exemples du rôle diégétique qui leur a été assigné.

Lyyl, petite fille sans âge dans la tétralogie scandinave, issue de deux cultures différentes, vivra les mêmes sensations, comme si le monde lui appartenait sous forme d’un palindrome universel où il suffit de le tourner à l’envers pour avoir le même rendu. Lyyl est une enfant de caractère et son prénom en palindrome porte les traces de la double identité qu’elle revendique : maghrébine et nordique à la fois.

Dans votre analyse de Tlemcen ou les lieux de l’écriture, vous dites  que la ville des Zianides nourrit l’œuvre de Dib. Quelle est la nature du rapport qu’entretient Mohammed Dib avec Tlemcen et comment cette ville habite-t-elle son œuvre ?

Tlemcen est l’origine, elle est par où tout a commencé. Ça a commencé dès la trilogie algérienne. Tlemcen est cette mère nourricière, n’est-elle pas ville des sources et, métaphoriquement, de toutes les ressources ?

Mohammed Dib, sans être photographe, a pratiqué pendant un certain temps la photographie. Vous établissez un rapport intime entre cet art et son écriture. Vous parlez même du « style photographique de Dib ». Pouvez-vous nous dire en quoi consiste ce style ?

« Je suis un visuel » répond Dib à une question posée à l’occasion de la parution de Tlemcen ou les lieux de l’écriture. Cette déclaration dit beaucoup à propos de l’attachement de l’auteur à la dimension figurative de son écriture. L’auteur va effectuer, tout au long de son parcours, des changements dans son écriture, pour l’introduire dans la modernité, tant au niveau thématique qu’au niveau scriptural ou stylistique. Sur ce point, Dib a effectivement été initiateur d’une écriture instantanée très proche du haïku japonais. Dans ses dernières parutions, ses textes ne suivaient pas obligatoirement une ligne, une intrigue. C’était plutôt une écriture libérée des contraintes du roman traditionnel. L’écriture est devenue en fin de compte l’inscription d’impressions, le plus souvent, détachées les unes des autres, le temps d’un paragraphe, sinon d’une phrase. D’autres fois, et c’est démontré dans le livre, son écriture ressemble à un dispositif photographique avec une image latente dans l’attente d’un développement, d’une visualisation comme c’est le cas avec la femme sous le voile noir. En effet, celle-ci est une figure de la condition (humaine) algérienne où la peur et l’angoisse sont le lot quotidien des citoyens désarmés devant des forces antagonistes aussi barbares les unes que les autres. Elle choisira en fin de compte de plonger son visage dans le noir pour garder intacte la dernière impression, dans le sens photographique du terme, de l’image de son fils. C’est une camera obscura à l’affût d’une lumière pour imprimer une présence, une apparition, un espoir…

Vous évoquez le rapport très complexe qu’a Mohammed Dib avec la langue française. À la fois cordial et conflictuel, ce rapport est vécu par Dib comme « un atout supplémentaire ». N’est-ce pas là une singularité typiquement dibienne ?

Il faut rappeler que Dib n’a jamais été dans une école arabe, ni même à la médressa. Son père l’a admis dans une école française. Je crois en conséquence que  la langue française n’est pas « un atout supplémentaire » mais un atout tout court, puisqu’elle ne vient pas suppléer à la langue arabe. Avec Dib, la langue française est à la fois récipiendaire et hospitalière ouvrant ses services pour donner corps à l’imagination de l’écrivain. Cependant, Dib a réussi à habiller cette langue française d’impressions algériennes et arabes en guise du « livre-ensemble ».

Abdelaziz Amraoui, Mohammed Dib, le Simorgh, Boumerdès, Edition Frantz Fanon, 2020.

Prix public TTC : 800 DA / 15 €

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