« Pour moi, un roman, c’est d’abord un univers » (Arezki Metref)
Dans cette interview qui tourne autour de son dernier roman, Rue de la nuit (Editions Koukou, 2019), Arezki Metref explique les enjeux de ses choix littéraires et nous plonge dans son univers romanesque fait de satire, de rêve, d’utopie et, surtout, d’une insatiable volonté de comprendre et dire le monde qui l’entoure. Pour Arezki Metref, l’écriture, plus qu’un choix, est une nécessité car, dit-il, « on existe collectivement et individuellement, dans la trace ».
L’histoire relatée dans le roman se situe entre 1965 et 1968. Nous l’avons compris, c’est une période charnière dans l’histoire, disons de la « Galérie ». En quoi cette époque souligne ou suscite votre intérêt ?
Cette époque est importante peut être moins du point de vue de l’objectivité historique que de la subjectivité de l’auteur. Toute période peut receler en elle un potentiel d’intérêt objectif et subjectif égal, en dépit des événements qui s’y sont déroulés. Mais après, c’est le choix subjectif de l’auteur. Personnellement, j’ai choisi ces années entre 1965 et 1968 parce que, tout d’abord, du point de vue de mon histoire personnelle et celle de mes amis de ma génération, elle correspond au moment où, en enfants de la guerre, on commençait à comprendre l’indépendance. Je me souviens du coup d’État de Boumediene, j’avais 13 ans et j’étais lycéen. Je me souviens du désarroi des adultes dans le quartier où j’habitais et qui sert de décor à « Rue de la nuit ». Juste après l’indépendance en juillet 1962, on était, enfants, dans les foules de manifestants qui criaient « 7 ans, ça suffit » pour dire à quel point le peuple était touché par l’affrontement fratricide. Et puis, à peine quelques mois plus tard, l’instabilité et la soif du pouvoir frappaient de nouveau. On ne comprenait pas trop et on avait peur de comprendre dans le quartier. Puis, il y a eu 1966, année où l’opposition commençait à se montrer timidement, et 1967, la guerre des six jours qui a eu un impact direct sur le quartier. Enfin, 1968, année d’un bouillonnement protestataire contre ce qui était vécu comme un pouvoir autoritaire par la grève des étudiants, puis ce fameux attentat contre Boumediene.
J’ai voulu condenser la vie des petites gens, prises dans les rapports de pouvoir et de religion, dans l’huis-clos d’un quartier métaphorique.
Dans Rue de la nuit, il y a « nuit ». Le roman semble occulter l’agitation diurne, gérée par une autorité symbolisée par la Maison du drapeau et la mosquée, pour se focaliser sur la nuit, un monde parallèle qui échapperait au contrôle. Pourquoi ce choix et quel rapport établissez-vous avec la contre-utopie ?
Oui, j’ai opté pour cette forme qui s’appelle la fable politique qui porte une contre-utopie. Le jour, la lumière dissout les monstres, on est dans la représentation. La nuit réveille les démons de la révolte, révèle les choses. Elle complète et réinvente ce que le jour donne.
La cité du Peuplier. Tout le roman se situe à l’intérieur de cette cité populaire tel un maillon isolé, comme toutes les cités. Ce microcosme, pris entre ces dates charnières que sont 65 et 68, semble exister dans le roman comme un commencement, un peu à l’image de Macondo, décrit par Gabriel Garcia Marques, qui est condamnée à cent ans de solitude par la prophétie du gitan Melquiades. En quoi le parallèle pourrait être pertinent ?
Ça m’honore et m’écrase d’avoir une quelconque comparaison, même à titre anecdotique, avec le Macondo mythique de Marquez, qui est pour moi un modèle et un maître absolu. C’est à lui et à d’autres écrivains que je dois l’intérêt d’ériger un lieu réel ou fictif en socle de mythologie. Comme chez Marquez, j’ai voulu faire en sorte que le quartier soit lui-même un personnage à part entière, peut-être aussi, sinon plus, important que les autres.
Toujours dans cette perspective contre-utopique, intéressons-nous aux personnages. D’abord Poteau Electrique, une sorte de mémoire du temps, qui note tout sur des carnets et qui avait acquis l’art d’isoler le massage du bruit. Puis Mucho, personnage central qui porte un nom peu valorisant, mais qui intrigue tout le monde. En quoi les personnages sont-ils centraux dans la Rue de la nuit et comment servent-ils la contre-utopie dans le roman ?
Les personnages sont des vecteurs de sens. Ce sont eux qui s’unissent ou se divisent pour produire le sens général du roman ou pour composer, ce qui est encore plus important pour moi, un univers. Pour moi, un roman, c’est d’abord un univers.
J’ai choisi de donner aux personnages des pseudonymes car, d’une part, je me suis inspiré de réalités transcendées où l’usage du sobriquet procède du phénomène social, d’autre part parce que le choix des noms qui incombe à l’auteur est une marge de liberté qui suscite un supplément de sens. Mais il y a aussi ceci, que disait Hemingway : on invente des noms pour éviter des procès.
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Je pense que le texte aurait été différent si Poteau s’était appelé Mahmoud et Mucho Ali.
La fable, politique ou pas, reste inscrite parmi les discours satiriques. La description des personnages, qui ont tous un sobriquet dans Rue de la nuit, penchent vers la caricature satirique : exemple poteau : grand et maigre qui stationne debout dans la rue (comme un poteau) pour guetter Mucho. Mucho aussi nous est livré dans une description caricaturale tant pour son physique que son attitude de reb el mekla qui est très poussée ; les autres personnages ne sont pas en reste : Zayyem, (zaïm) le fervent représentant du R.I.N.G. qui fait des discours franchement caricaturaux [voir le début de la page 29 chap. 3]. Pourquoi avoir délibérément forcé les traits des personnages par la description et par leur nom ?
Satire, oui, caricature, non. On est obligé de forcer le trait car le roman n’est pas la réalité, mais seulement une de ses représentations personnalisées et sublimées. Si on ne force pas le trait du pouvoir de Zayyem qui tient le timon des affaires de la cité en délayant des discours lénifiants et comminatoires, ce ne serait plus un personnage de roman mais une personne de la réalité, c’est-à-dire l’incarnation même de l’affliction.
Même les lieux ne sont pas en reste. À commencer par la Galérie qui renvoie à l’Algérie, mais aussi probablement à la « galère ». La Maison du Drapeau [certainement le FLN, le système], la place du Garde-à-vous, le minaret, le café des Amis, sont des désignations caricaturales, probablement satiriques, de l’organisation réglementée de cette cité. Mais le café des Amis est plus présent dans le roman, comme en opposition aux trois premiers. En quoi cet espace serait-il différent des autres ?
Le café est toujours, et dans toutes les sociétés mais a fortiori dans les sociétés en liberté surveillée, un espace d’expression affranchie plus ou moins tenue sous contrôle par les pouvoirs. Mais c’est aussi l’espace où peut se réaliser une prise de pouvoir symbolique, ce qui est le cas avec la métaphore de Mucho maître du café et, pour cela, du quartier. Quant aux autres espaces du roman, ils portent des noms plus ou moins identitaires qui apportent, là encore, un supplément de sens.
L’écriture est certes un exutoire pour un écrivain qui vit le tiraillement de l’exil, douleur qui d’ailleurs transparaît dans certains de vos titres : Mourir à vingt ans (poème), Abat-jour, La Traversée du somnambule, L’Agonie du sablier, etc. Mais le jeu avec les mots, rien n’est jamais innocent. Le narrateur de Rue de la nuit retourne au pays « purifié de toutes les scories » dit-il, aucun ressentiment, même pas pour Moh-Zyeux-Bleus qui a voulu l’assassiner. Mais vous, avez-vous des ressentiments ? Que vous inspirent les étapes qu’a vécues le pays ? Cela nous ramène à la première question : morale de la fable ou questionnement de la satire ?
On met toujours un peu de soi dans ce qu’on écrit, mais pas seulement. On emprunte aussi à la proximité. Le pays a connu un processus d’arasement de son destin collectif continu, qui a libéré les forces de la destruction qui ont fini par prendre le pouvoir. Personnellement, je n’ai pas de ressentiment, je n’ai pas à en avoir. On ne choisit pas sa naissance, on ne choisit pas non plus l’histoire de son pays. Mais on peut choisir quand même de contribuer, si peu que ce soit, de s’impliquer avec d’autres pour essayer de l’infléchir dans le sens de ses idéaux qui sont, pour moi, la démocratie, la laïcité, la lutte pour les droits des plus faibles, l’égalité homme-femme, les libertés.
Rien ne se donne. Tout s’arrache et je crois que le Hirak est, d’une certaine manière, l’issue de cette rue de la nuit qui est l’impasse du jour.
Vous utilisez tous les canaux pour dire, dire encore, dire autrement… poésie théâtre, roman, chronique, film, dessin… Vous êtes insatiable au point de vous approprier tous les modes d’expression. Même le narrateur veut écrire dans cet univers ceint culturellement par l’oralité. Écrivez-vous pour que l’on sache toujours de quoi « hier sera fait » ?
Contrairement aux apparences, je ne suis pas nostalgique du tout. Mais en effet, je crois qu’il y a des périodes de l’histoire à interroger car elles sont le brouillon de ce que nous vivons aujourd’hui. Je m’exprime de différentes manières, et de façon assez régulière, car c’est mon tempérament et une sorte de désir de rattraper le temps. On existe collectivement et individuellement, dans la trace.