La dimension interlinguistique dans « Amour bilingue » d’Abdelkebir Khatibi
Abdelkebir Khatibi, dans son fameux récit Amour bilingue paru en 1983, n’étant pas un ouvrage en linguistique, développe une réflexivité sur les langues et leurs rapports au sujet parlant. L’auteur élucide les différences entre les langues, l’étymologie des mots et leurs glissements sémantiques.
« Le mot est près de la mort, il ne lui manque qu’une seule syllabe : concision de sa frappe, une syllabe, extase d’un sanglot retenu.» (p. 10).
Et quand le mot « mort » rencontra son équivalent en arabe, il se calma d’où vient le mot « kalma ». En ce sens, Khatibi retrace son évolution morphologique : « lorsqu’apparut le « mot » arabe « kalma » avec son équivalent savant « kalima » et toute la chaîne des diminutifs, calenbours de son enfance « klima ». (p. 10)
Le mot « Hrem » est doublement interprété : il est à la fois le synonyme du sacré et l’antonyme de l’interdit : « Hrem (Harim), « harâm » (sacré, interdit), ces deux mots le ramenaient au lexique de son enfance. Sa langue maternelle continuait ses petits plaisirs, avec une continuité admirable. » (p. 29)
Il esquisse, en outre, l’étymologie du mot « nostalgie » correspondant au mot « hanine ». Ce terme est décortiqué phonétiquement par l’auteur pour montrer sa jouissance, sa magnificence et sa signifiance : « Le mot arabe : « Hanine », anagramme d’une double jouissance. Il décomposa ce mot : « h », spirante du pharynx, puis un « a » murmuré, avant « n-i-ne », modulation soutenue par le « i » long. A dire ce mot, à le répéter, comme un baiser de souffle qui vibre dans le pharynx, souffle régulier, sans déchirure, mais extase vocale, un appel euphorique, à lui seul un chant, infiniment chuchoté à l’absent aimé. » (p. 14)
L’auteur analyse l’étymologie de la lettre « sin » en expliquant que « « sin » désigne le chiffre deux en berbère, et en arabe, une lettre sacrée du Coran. » (p. 50)
La magie du mot « fin » et son équivalent arabe « fana » imprime sa frappe rhétorique dans le récit : « Ce qui le retenait en ce mot « fin », c’était son extrême brièveté – un coup si concis- et cette brièveté se doublait dans le mot maternel qui en disait plus long : « fana ». Oui, subtilité si redoutable d’être à la fois présent à la mort et de l’habiter pour son compte, en déportant sa force vivante, face au décès. Il se destinait à l’épreuve de l’inexprimable, là où le mot « mort » s’enlace au mot « fana » (anéantissement). Où tous deux trouvaient leur lieu sur l’épigraphe de son récit… » (p. 54)
Quant au mot « fleur », il est analysé d’un point de vue stylistique et rhétorique en convoquant sa polysémie dans « sa parole natale » : « le mot « fleur » ne renvoie pas qu’à la rhétorique de n’importe quelle langue, il désigne dans ma parole natale, fleur et syphilis (nouar). » (p. 64)
Aux yeux de l’auteur, les langues effacent les confins et nous ouvrent sur la diversité raciale. « Ma la couleur est, d’abord, un nom. Il s’était dit : j’aime toutes les langues, donc : toutes les races. » (p. 15)
Le passage d’une langue à l’autre ressemble à la passation d’un espace à l’autre en bâtissant un inter-monde dont les confins s’estompent.
« Comme si, marchant à travers deux pays en effaçant leurs frontières invisibles… » (p. 23)
« Cette grande joie de passer d’une langue à l’autre, qui alimentait mon épreuve de la pensée. » (p. 71)
Khatibi souligne l’insaisissabilité du sens et l’incapacité des mots à traduire une furtive expression jaillit du cœur. En effet, la communicabilité du sens profond n’est possible qu’à travers l’expressivité du corps : « « M’aimes-tu ? » il se tut brusquement. Jamais, dans aucune langue, il ne put le dire, il ne pouvait que l’écrire. Parler n’est pas écrire, et d’opposition en opposition, jusqu’à la scansion : syntaxe du corps. » (p. 19)
La langue seule ne suffit pas pour transmettre adéquatement la parole et communiquer les idées, mais il faut maîtriser le langage des signes, c’est-à-dire une langue ensorcelée où le « gestuel » prime sur le communicable : « j’avais appris le braille et le langage des handicapés. Peut-être ne puis-je écrire que pour les handicapés bilingues : en tout cas, ce sera trop tard pour me rejoindre. T’avais-je perdue avant de te rencontrer ? Il faut absolument que je fasse traduire mon récit en braille, avant que l’ordinateur m’emballe tout dans le communicable. » (p. 31)
L’auteur met en relief le contexte de l’émergence de ce type de langage et la signification gestuelle : « Ce langage labial et gestuel perfectionné a été inventé en 1966 par le Dr Orin Cornett. Quel nom ! Dans ce système, une seule main est utilisée : les consonnes sont figurées par sept gestes des doigts de la main ; et les voyelles, par sept positions de la main, au niveau du visage. » (p. 31)
Il considère le code écrit comme une sorte de révélation car il obéit à l’ordre de la réflexion et de la méditation du sujet écrivant : « J’écris ce que je ne dis pas face à face : écrire me dispose de toute révélation. » (p. 42)
L’amalgame graphique est occasionné par un chamboulement mnémonique, comme nous le lisons dans ce passage-ci : « Il écrivait « mer » ou « mort » au lieu de « mère », et ce trouble était déjà son récit. Il voulait s’enchaîner à la langue, avant d’en tresser la pensée pour toute bi-langue. » (p. 43)
L’auteur analyse le rapport intime à la langue maternelle et la considère également comme une loge qui héberge tout à la fois l’affect, le linguistique et le culturel : « Je t’aime dans ta langue maternelle. » (p. 49)
Khatibi décortique la contexture linguistique sous un angle historique en expliquant que la langue parlée par les troupiers français est un parler métissé de l’italien et de l’espagnol : « En 1830, les troupiers français avaient appris quelques mots d’un sabir (lingua franqua), mélange de mots italiens, espagnols, provençaux. Vous n’allez pas me prendre à la lettre, mais ils croyaient parler en arabe, alors que les soldats arabes croyaient parler en français. Quelle histoire ! Cela devait mal finir. » (p. 50)
La langue ne sert pas uniquement à communiquer mais aussi à identifier la dis-position des locuteurs et leur manière d’être : « ah ! ces Chinois qui se tiennent debout comme des idéogrammes : il faut une langue pareille pour les maintenir en vie ! » (p. 53)
La maîtrise de la langue dépend de la maturité : dès que l’on avance dans l’âge, dès que notre rapport à la langue devient de plus en plus renforcé et tressé. « A cette époque, nous étions si jeunes dans la langue : plus j’avance dans l’âge, plus la langue prend de la force, donnant le mot « blancheur » à mes cheveux grisonnants, et à mon visage, la lecture de ses rides. » (p. 59)
Dans ce récit, nous constatons que la langue est à la fois objet et outil de communicabilité : objet puisqu’elle est vue sous un prisme stylistique, rhétorique et culturo-linguistique ; outil car les péripéties narratives sont tricotées par la langue de description. Pour A. Khatibi, écrire est un acte crucial exigeant un processus de déconstruction et de reconstruction linguistique.
Youcef BACHA, jeune chercheur en didactique des langues, en linguistique et en littérature française. Attaché au laboratoire de Didactique de la Langue et des Textes, Université de Ali Lounici-Blida 2 (Algérie).
Référence bibliographique
Abdelkebir KHATIBI, Amour bilingue, Fata Morgana, 1983.